Il se lève du banc et prend l’air dégagé du voyageur ordinaire.
Ce matin en ouvrant les yeux, il a pris sa décision, c’est pour aujourd’hui. Une gare, c’est bien pour les rencontres.
Avant de se mettre en marche, son regard s’attarde sur ses bagages. Il lâche malgré lui un soupir.
Les bagages…pas plus traître que les bagages. Des marqueurs sociaux comme disent si bien dans le poste ceux qui connaissent si mal la vie. La vraie vie, je veux dire, celle des vraies gens, ceux qui comme Charles aujourd’hui, transportent un vieux sac de sport à la fermeture éclair cassée et un sac plastique (qu’ils ont dû payer, car oui madame, maintenant les sacs de courses, il faut les payer !) d’où s’échappent des choses indéfinissables, des lambeaux de vie, des bouts de ficelle de vie.
Le grand Charles sent des regards l’effleurer, des regards de compassion, de gêne, ou pire des regards qui le traversent comme si soudain il était devenu transparent.
Transparent. Lui, le grand Charles avec son mètre 90 sous la toise, quoique peut-être un peu moins car les années, ça tasse son bonhomme.
Le gaillard enfonce ses mains dans les poches de sa parka rouge. Il frissonne. Et il reste là. Comme un grand couillon, il attend. Il respire l’odeur familière. C’est sa gare, c’est son chez lui, c’est son banc où il dort. Enfin…quand les « bleus » ne viennent pas le houspiller et tenter de le chasser. Mais c’est rare, Charles reconnaît que les policiers sont devenus plus tolérants, à moins qu’ils n’en aient rien à battre, d’un vieux clodo. Oui. C’est peut-être plutôt ça, Charles ne se fait plus beaucoup d’illusions sur la nature humaine, il en a trop vu.
Sur l’écran noir de mes nuits blanches. Ses lèvres articulent les paroles mais la musique reste coincée. La musique, c’est la vie, songe-t-il. Et justement, la vie, il ne sait pas ce qu’il en a foutu.
Lesté de ses deux sacs, Charles poursuit sa déambulation sur le quai. Il croise un enfant qui se cramponne à la main de sa mère, sa bouée, celle qu’il ne lâchera pas.
La foule se densifie. Les petites fourmis s’agitent. Un coup de pied dans la fourmilière, comme quand il était môme, voilà ce que voudrait faire Charles et s’accroupir ensuite pour observer l’effet de son mauvais coup.
Est-ce par association d’idées ? Charles s’arrête, il fait une pause, il se sent ankylosé ce matin. Pourtant la nuit a été plutôt tranquille. Il y a bien eu quelques jeunes de retour de bamboche qui ont fait du raffut, mais pas bien méchants les drôles, juste un peu cons, des jeunes quoi…
Il comprend, il a été jeune lui aussi, toujours prêt pour la déconne, la tête remplie de rêves, des projets plein les poches. Les poches étaient percées, il a tout semé en route mais il n’est pas Petit Poucet et il s’est perdu.
Charles observe les quais, sa longue silhouette dégingandée tangue doucement, le vieux sac de sport gît à ses pieds comme une guenille de vie.
Et soudain, il se met à parler. Le grand Charles n’a plus guère l’habitude de parler à haute voix, sauf quand il a un petit coup dans le nez, mais aujourd’hui, il est sobre, Exceptionnellement sobre. On ne peut pas aller à un rendez-vous complètement torché ; on a sa dignité.
À quelques mètres de lui, la mère et l’enfant se sont arrêtés, et c’est au tour du petit de poser sur Charles un regard d’entomologiste, un regard qui s’interroge sur cet adulte bizarre qui parle tout seul, vêtu de sa houppelande rouge.
- maman, regarde le Père Noël, ditil en tendant sa main gantée.
Elle n’entend pas ce que dit son fils, trop de bruit, le train arrive, elle suit du regard le geste qui désigne une silhouette rouge marchant sur le quai et elle la voit s’élancer à la rencontre du monstre qui sort du tunnel. L’ultime étreinte se termine dans une gerbe d’étincelles et le crissement assourdissant des freins de la machine.
L’enfant a vu ou cru voir une forme rouge bondissant vers la voûte, il interroge sa mère.
- il est passé où, le Père Noël ?
Elle ne répond pas et l’entraîne à contre-courant de la foule silencieuse qui s’approche du quai.
Pour voir et pouvoir dire : j’y étais, j’ai tout vu.