« C'était au temps du Corona, un Corona qui bloque le pays, insidieux et mortel, qui nous malmène, nous confine, nous enserre peu à peu dans la monotonie et la désespérance, moi je continue à dire Le Corona ! Impossible de le « genrer » féminin. La déclaration de guerre, ça ne peut pas être féminin ! Et pourtant, je sais combien je me leurre en pensant ainsi ; mais surgissent en moi des images de mères, d'enfants. Je crois que c'est pour ça que je ne peux pas dire : la Corona, contre toute raison, contre toute logique. Quand on sait combien les femmes peuvent être cruelles et implacables ; mais je pense ainsi, j'ai bien le droit ! »

 

             Esther,70 ans, sur la terrasse de son appartement, suspendu près du ciel, au quatrième étage d'une résidence « les Terrasses de Ramsès », ainsi nommée par la forme pyramidale de cet ensemble de constructions dans un quartier cossu de la ville ; l'architecte s'en est donné à cœur joie dans les formes, les péristyles de la place centrale, les éléments décoratifs. Les grandes terrasses, étagées en retrait les unes des autres accentuent l'aspect pyramidal. elles, elles sont fleuries et arborées. Le quartier est aisé, résidentiel, souligné de pelouses et de haies bien taillées.

 

            Esther songe. En fait, elle SE parle, comme nombre de personnes seules qu'accompagne un monologue obstiné, écho d'un autre imaginaire.                                                                                          « Pourvu que mes petites voisines me ramènent les médicaments ; sans ma Ventoline, je suis fichue ; et mes antibiotiques et l’ultra levure qui va avec ! »                                                                                         Une nausée monte, signe de stress. Esther est insuffisante respiratoire depuis des années ; ex -grande fumeuse. A propos du cancer du poumon, elle se dit souvent : j'ai évité ça, n'accepte pas 'l'idée d'une atteinte possible ; l'insuffisance respiratoire, c'est SON symptôme de fumeuse, hérité de son père, grand fumeur lui aussi. C'est de famille ; donc moins inquiétant pour elle, en quelque sorte ; d'ailleurs, elle ne fume plus depuis une dizaine d'années.                                                                         Le Covid a ravivé ses craintes. Double peine : senior et personne fragile. Prise de conscience générée par ces temps troublés. Des illusions qui tombent une à une, dans la cruauté des communiqués. Elle n'est pas entrée dans la cour des grands mais dans la cour des vieux ! Bienvenue chez les mémés ! « Avec MA Ventoline, mes trucs et mes machins, je vire à l'étriqué ! »

 

             Assise à table sur sa terrasse, elle ne parvient pas à profiter du grand soleil de midi.                                                                                                            Le Covid et ce ciel sans nuage. Surréaliste ! Impression d’étrangeté, le marasme dans un ciel immobile ! Une catastrophe imminente tapie dans ce grand ciel bleu. Et personne à qui pouvoir dire l'angoisse ; si seule, si abandonnée, là, sur la terrasse.

              Un silence épais, qu'elle n'avait pas remarqué jusqu'alors, le brouhaha des voitures s'est tu. D'ordinaire, elle peste contre ce bruit au coin de la rue sur l'avenue, les klaxons, les coups de frein, elle tend l'oreille : RIEN.  Un silence de mort.  Troublée, elle pousse sa chaise vers la rambarde, va fermer la porte fenêtre.  Au moins, entendre un bruit familier ! les bruits de la vie !

 

« Le bruit c'est la vie », se répète-t- elle, dans le grand soleil de midi. Les ombres sont courtes sous les sièges qui ornent la terrasse. Elle se met à rire à la vue du fauteuil bas où elle aime s'installer après le déjeuner.

            « Grêle, gros ventre, le même gabarit qu'Édouard, ce pauvre Édouard ! Si distingué habillé, en représentation ; mais dépouillé de ses atours, de son uniforme, une catastrophe ! Toute l'année, il portait la livrée de l'universitaire post 70, noir des pieds à la tête ; l'été, un fin T Shirt remplaçant le pull. C'est qu'il m'impressionnait, le bougre ! Il avait jeté les yeux sur moi, petite Thésarde ! Ce que j’étais idiote, quand j'y repense ! Mariés puis démariés en 5 ans, trompée avant qu'épousée. Ah ! Le salaud ! J'aime les hommes grands et sveltes ! Moi, 1m73 sans talons, y a du dénivelé avec les petits. On formait un drôle de couple ; on a réussi à faire Héloïse, notre petite beauté. Rien que pour ça, je lui pardonne. Mort sur une route verglacée dans le ravin en partant à la neige avec une de ses conquêtes ! On était encore mariés. Naturellement, Héloïse a vu ses grands-parents paternels toute sa petite enfance. On se donne encore, de temps à autre, signe de vie. Héloïse ! Mariée au loin, en Australie. Voilà mon sort ! Mes deux petits enfants sont aux antipodes ! »

            Ce matin, justement, elles s’étaient parlé par Skype ; la liaison était très mauvaise, allez savoir pourquoi ! Le son nasillard, les visages très allongés et pâles grimaçaient des sourires bizarres ; la conversation avec sa fille l'avait laissée insatisfaite et inquiète : elle lui annonçait qu'elle avait perdu son travail dans une agence immobilière pour expatriés. Vraiment, la liaison était mauvaise et, dans la maison d’Héloïse c’était le chambard, comme d'habitude ! Et pourtant, elle aurait dû accueillir comme un trésor la gaieté de cette lointaine famille. Héloïse avait épousé un architecte urbaniste australien, rencontré à New York où elle faisait des études de design. Esther avait mal supporté l’éloignement, elle était allée passer tout un été là-bas, mais n'avait pas vraiment réussi le lien avec la joyeuse famille. Déroutée par ces deux adolescents sportifs, bilingues, grand-mère « old school » elle se sentait, malgré tout l'amour qu'elle leur portait, lointaine avec Nora et Fred. Apprivoiser des plus petits, elle aurait su faire, se disait-elle mais la petite enfance de Nora et Fred s’était passée loin d'elle, en Australie déjà !

 

                 Leurs photos, à tous les âges, occupaient plusieurs albums sur son portable. Elle les regardait souvent, le soir, en écoutant de la musique. Nora, avait 15 ans maintenant. Elle avait passé tout un été en France pour ses 10 ans. Esther lui avait fait visiter Paris, le Paris des touristes, selon les souhaits de Nora ; le circuit classique mais aussi, à sa demande, les antiquités égyptiennes au Louvre ; les Pharaons, fascination où Esther retrouvait un peu d'elle-même étant enfant. Du coup, elle l'avait amenée au Musée des arts premiers, il y avait une animation pour les enfants qui avait enthousiasmé Nora. Elles avaient partagé un goût pour les écritures anciennes et Esther avait proposé : « quand tu reviendras, on ira au musée de l’Écriture à Figeac et aussi voir la pierre de Rosette ». Elle entrevoyait ainsi des moyens de diminuer la distance et de rendre l’éloignement plus supportable. Elle se sentait beaucoup d 'affinités avec Nora. Avec Fred, pour l'instant, silence-radio.

 

                    Ce matin, sur Skype, elles avaient eu ensemble un petit moment de douceur « dis, Mané, je voudrais revenir chez toi avec ma copine, Jessica, tu sais, je t'en ai parlé ! Sa grand-mère vit en Bretagne ; on pourrait aller faire un tour ». Pour Nora cela paraissait la porte à côté, la France et pour Esther quel plaisir que ce projet ! Du coup, elle en avait presque oublié les ennuis professionnels d’Héloïse. A y repenser, elle se disait, « après tout, je n'y peux rien, que je me tracasse ou pas ! Elle avait du mal à retrouver dans la jeune femme décidée, fonceuse, poussée par un mari ambitieux, la câline petite fille d'autrefois. Le temps a passé ! Classons nos souvenirs comme nos albums photos !

                 Ce Covid, quelle plaie! Le rétrécissement du monde comme une peau de chagrin ; l'élan des jeunes vers des terres lointaines s'accompagnerait désormais d’un surcroît d’inquiétudes et d'obstacles impossibles ! Ainsi, Marie, sa deuxième fille était partie en Espagne, au pair, juste avant ses études de droit ; elle se cherchait ; langues, culture, elle était fascinée par l'ailleurs ! A 18 ans Erasmus, premières amours en Catalogne ; un bébé et une énorme moto pilotée par son aventurier sur les routes du Népal ; « tu parles, Maman, la route la plus haute du monde ! » Quelques photos de ces temps-là et un minuscule moulin à prières en argent émaillé de brun et de turquoises qu'Esther avait longtemps porté autour du cou.

        Jolita, le bébé voyageur vivait maintenant avec sa mère et son nouveau compagnon près de Salamanque, dans une finca où ils élevaient des chevaux, leur passion commune, un genre de centre équestre très rustique. Jolita avait commencé à monter très jeune.

                  

 

            Et ce matin, sur l’écran de Skype, elle avait vu une beauté longue et brune, yeux noircis, cheveux en larges bandeaux sombres et brillants, dents très blanches. qui lui envoyait des baisers soufflés dans sa main allongée. « Ma petite chérie ! » Le printemps dernier, elle avait encore les rondeurs et les traits indécis de l'enfance ; ça va vite de nos jours, les filles deviennent femmes avant qu'on ait pu faire ouf ! Mais comme l'image imparfaite de Skype était précieuse ! Et elle avait pensé : il faut que je me mette à WhatsApp, ça sera beaucoup mieux, je me sentirai plus proche !   Déjà, elle communiquait ainsi avec ses copines, elle aimait bien recevoir des vidéos ou de la musique et les partager. Esther avait du mal à exploiter les petits miracles au quotidien permis par les techniques actuelles. Il fallait qu'elle s’applique pour les utiliser ; elle n'avait pas l'élan spontané et joyeux de la jeunesse par rapport à toute cette communication nouvelle ; pour « dompter la bête » ; elle s’était inscrite dans un club, où elle avait suivi des cours de groupe ; les formateurs étaient patients avec tous ces adultes débutants et en définitive, elle avait pris un certain plaisir à remettre en fonction des facultés qu'elle avait oubliées depuis longtemps.

 

                        L'apprentissage avait fini par porter ses fruits et elle se débrouillait plutôt bien, prenait un bonheur essentiel à tous ces échanges. Rester dans la course, dans « la vie de maintenant ! » Indispensable ! Appartenir à la compagnie des « cyber indigents » : impossible ! Elle avait trouvé cette expression apitoyée et méprisante sur le net justement dans un article sociologique sur la fracture numérique.   

 

                      Le refrain Jazzy de son téléphone la tire de sa songerie sur la terrasse. « Zut ! Il doit être dans la salle de bains, Charline m'a appelée ce matin pour me proposer une petite marche masquée bien sûr, demain ». Elle fonce vers la salle de bains. Pas de téléphone ! « Qu'en ai-je fait ! Je vais l'appeler avec mon fixe ! Trop tard, on a raccroché ». Consultation du journal d'appel, message vocal. Elle s'agace : « encore un de ces appels à la noix », elle n'avait rien demandé, elle n'avait pas la tête à ça ! Elle pratique le bloqueur de publicité, l’appréhension du piratage l'incite souvent à une extrême méfiance, le terme de virus lui parle déjà bien avant celui du Covid.

 

                          Chaque matin, elle ouvre sa tablette à la même heure, avec l'impression de retrouver un compagnon fidèle, certes oui ! Silencieux et serviable. Un clic, et le bureau prend vie,   le monde s’éclaire. « L’accès au présent et au passé en quelques manips : n'est-ce pas, en quelque sorte magique ?  Ça m'épate toujours autant, même si ce foutu engin fait des siennes. Fausses manœuvres ? Et que je clignote et que je bugue. Ah ! maîtriser la technique sans faille, ce serait le pied. Mais je manque de patience et. ÇA me nargue ! les procédures tatillonnes, la complexité des prescriptions !  Les mots de passe et identifiants de tout poil. Les procédures à suivre à la lettre ! Pas vraiment dans mon ADN, il doit me manquer un truc et un peu plus aussi ! »

« Quand je vois sur Skype, Fred le fils d’Héloïse, le nez sur ses jeux même lorsqu'on se parle, je peine à comprendre et surtout à admettre ! Vraiment, je radote ! Je ne suis pas tolérante ; ça ne me vaut rien de vivre dans mon petit monde, en circuit fermé.  Fin du Covid, je vais me programmer un séjour en Espagne au bord de la mer et j'amènerai Jolita et une copine…si elles veulent bien venir ! »

 

            « Dans les débuts, si je n'avais pas eu mon téléphone, je n’aurais pas tenu le coup ! »

            

            Journée type d'une délaissée :

                                      Après un sommeil aléatoire, c'est selon les nuits, j'ouvre l’œil et ma main tâte sous l'oreiller : mon téléphone ! je sais, je sais ! nocif, pas bon, les ondes, le cerveau qui souffre insidieusement de je ne sais quels orages ; mais j'ai besoin de ce boîtier si noir, si plat, qui me relie au monde et à la vie. Il renferme dans son carnet d'adresses toutes les présences familières ou fugitives qui me tirent vers la réalité, je ne suis pas toute seule ! La preuve !

             C'est une mine d'or, un trésor ! Ses albums photos abritent mes meilleurs souvenirs et les pires aussi ! À tel point que j'en ai transféré l'essentiel sur mon ordi mais que je garde près de moi les plus chères. Dans le temps, c’était le médaillon délicat et secret autour du cou, aujourd'hui, c'est le fond d’écran du téléphone !   

            Il est mon serviteur, mon témoin. Sa mémoire qui me paraît sans limites, riche de tous ses embranchements ; un mot me conduit vers des horizons inconnus ! Et c'est moi qui dirige, qui ordonne, qui partage aussi. Les sonneries de mes proches, des filles, des enfants, je les connais par cœur. Et tout le quotidien ! le texto, ce flux pratiquement direct entre les autres et moi.

« Je t'aime !

À un amour intermittent :

Je te déteste ! mais je t'aime !

J'ai envie de te voir ! On ne s'est pas vus depuis longtemps.

A une de son cercle de filles :

Viens déjeuner demain, j'ai fait du gratin dauphinois

Il n'y a plus de pain, ramène une baguette. 

Et texto suivant : un pain aux céréales plutôt.

...etc, etc.

Même les émoticônes que je trouvais un peu ridicules au début, je les utilise, ils me font rire par leur brièveté ludique.

 

            Je partage aussi mes photos sur l'instant, accompagnée dans mes promenades, je partage le ciel jaunissant de ce long automne, les étoiles de l'oranger du Mexique, qui n'en finit pas de fleurir. En échange, je reçois les terres rocailleuses et les buissons du bush, en Australie. Hier, c’était un jardin médiéval prés de Salamanque, dans l'arrière-plan, se dressaient les tours de la cathédrale, une espèce d'Ovni médiéval tout crénelé, énorme sur le ciel si bleu.

 

          Esther songeait sur sa terrasse, la tristesse s’était pour un moment dissipée au gré de tout ce qui peuplait son cœur. Le nuage s’était effiloché....  « Voyons, qu'est-ce que je vais faire cet après-midi ? »

 

Et elle rentra dans le séjour.