Quand il me raconte son histoire, il vient d'avoir quatre-vingt-douze ans, tout étonné d'être parvenu à cet âge avancé. Cependant je peux vous affirmer qu'il possède encore toute sa tête et fait preuve d'une verdeur étonnante

  • Vous savez mon petit il y aurait tant de choses à vous raconter à ce stade de ma vie ; car admettez-le, je suis en fin de parcours. Cette vie fut si dense que ce que j'y ai vécu, ne tient plus tout à fait dans mon crâne.

Certains disent que des périodes de leur vie, où des personnes qu'ils y ont côtoyées leurs sortent par les yeux, lui prétend qu'elles lui jaillissent du corps comme des flashs stroboscopiques.

Il peut dire avec pertinence à quel moment cet état de fait s'est immiscé dans sa vie, il ajoute.

  • Je regardais une émission à la télévision qui faisait le point sur une pandémie sévissant à cette époque. Tout à coup, j'entends le professeur en médecine qui s'exprime, annoncer tout de go et sans précaution que les personnes à risques sont celles de plus de soixante-cinq ans, en surpoids, ayant des problèmes de santé tel que : diabète, problèmes cardiaques et que sais-je encore.

Il reprend doucement son souffle les yeux fermés, savourant le soleil de ce début d'automne. 

Nous nous tenons sur la terrasse devant la baie vitrée, il a tiré un plaid sur ses jambes qui dit-il le font souffrir.

Je lui tends sa tasse de café pour laquelle il me demande de lui passer le sucre. J'imagine les images qui défilent derrière ses paupières closes, je sens bien qu'il en fait le tri ne sachant pas s'il aura suffisamment de souffle pour me parler très longtemps.

  • En cette période diabolique, une sorte de black à out s'est abattu sur nous ; plus de sortie dans les rues, d'heures passées à la terrasse des cafés un livre ou un journal à la main à regarder défiler les passants,

Tandis qu'il sirote son café je l'imagine, vieux dandy enfin pas encore tout à fait regardant passer les jolies femmes. Si je le lui disais, cela le ferait sourire. Avec des mines de chat matois qui en dit juste assez pour faire fantasmer l'autre.

  • Cela a duré longtemps cette mise à l'écart, ce que vous appelez la glaciation du relationnel. Ou ne croyez-vous pas que ce qu'il vous en reste comme souvenirs déforme un peu le temps et la réalité.
  • Je pense que vous faites de l'humour, mais diable il en faut un peu pour tenir. Je ne crois pas, il fallait surtout être capable de se projeter dans l'avenir.
  • Vous voulez dire imaginer une autre forme de vie ?

Il me fait alors un récit détaillé mais à rebours de tout ce qui s'est produit au cours de ces années. Tout d'abord comment il s'est organisé pour continuer à vivre.

Sévissait en ces années une sorte de maladie dégénérative généralisée invisible mais tenace qui tels les loups réapparus dans les campagnes surgissait tout à coup pour happer tel ou tel. 

Il s'est efforcé de reconstituer le réel autour de lui, enfin le réel avec ses faibles moyens : Suivre la météo en regardant le ciel, vivre avec ses animaux, cultiver son jardin, ou bien écrire, lire, écouter de la musique et que sais-je encore, rien n'y a fait.

  • Chacun se calfeutrait chez soi par peur de la contamination, malgré cela elle avançait, on nous avait promis des vaccins et des traitements qui ne venaient pas.

Un beau jour il a appris qu'il n'y avait plus d'avions dans le ciel et que bientôt il n'y aurait plus d'automobiles faute de carburant ou d'électricité.

  • C'est étonnant comme on apprend vite à se passer de tous ces moyens que la civilisation a mis à notre disposition.

Sa couverture a glissé, je me lève pour la lui remettre sur les jambes.

  • En ville la disparition des automobiles a apporté le silence, l'air pur, pour nous à la campagne ce fut synonyme également de silence si l'on peut dire car on entend désormais le bruit du vent, et le chant des oiseaux.

Il reconnait que la principale difficulté à surmonter a été la solitude. Les voisins parlons-en de leur solidarité ! Soit, ils se sont carapatés pour se réfugier dans les villes par crainte du manque, mauvais choix ils y ont trouvé la pandémie et souvent la mort dit-il en souriant. Personne n'est venu les remplacer et vu l'âge de ceux qui restaient il s'en est beaucoup perdu en route.

Tant qu'il avait pu marcher, il a arpenté la campagne prenant des milliers de photographies pour ceux qui survivraient à la pandémie.

L'herbe et les fleurs sauvages qui envahissaient tout, chemins, cours, champs, les orties et les ronces qui barraient l'accès aux maisons. Le lierre sur les façades, les haies qui fermaient les chemins. Les embâcles dans la rivière qui n'était plus faucardée avaient transformé les prairies à l'entour en marécages comme ce qui devait être le cas au Moyen-Âge avant la création du village.

Plus de journaux, plus de radio, ni de télévision ni d'internet, tous les moyens de communication disparus ce qui n'était pas le pire. 

  • Devant ma peur du vide j'ai décidé d'écrire tous les jours précise-t-il à propos de tout et de rien, de ce que j'observais, et de ce que je ressentais.

La marque du temps qui passe fut bientôt inscrite dans le paysage bâti lorsqu'une première maison perdit son toit suite à une tempête, des volets qui pendent après le passage de pilleurs ou de squatteurs. Là encore la nature se dépêchait de cicatriser toutes ces éraflures en avalant ces résidus de l'époque humanistique.

Pendant plusieurs semaines je suis venu le rencontrer sur la terrasse du covidarium où il se réchauffait au maigre soleil d'automne. Je venais avec un petit enregistreur afin de ne pas perdre une miette de son récit.

Il a chaque fois insisté sur la régénération observée, que ce soit celle des espaces retournés à l'état naturel, que celle des humains dont le cerveau se libérait doucement de tout ce que les différentes civilisations et religions leur avaient inculqué.

Il ajouta cette anecdote significative, il y avait autrefois à l'orée de la commune une carrière, vestige d'énormes travaux, entrepris il y a plus d'un siècle pour empierrer chemins et routes. Elle était demeurée en l'état pendant des décennies, jusqu'au jour où quelqu'un eut l'idée d'en faire un lieu de décharge.

  • J'y ai vu défiler à l'aune du temps toutes les strates du développement industriel du pot de terre au seau plastique, du garde-manger au réfrigérateur. Le pire fut le plastique décliné en films, capsules, bouteilles et récipients en tous genres. On a alors vu s'afficher dans nos campagnes, nos villes, nos chemins, des ribambelles de déchets décorant haies et arbres de guirlandes de lamentation.

Si nous en étions restés là, mais abandonnés n'importe où par le genre humain ils ont envahi les rivières, les fleuves pour gagner la mer et les océans sans que personne ne sache combien d'années ou de siècles devraient s'écouler pour qu'ils disparaissent.

Il s'énerve, des gouttes de sueur lui glissent sur le visage, il a maintenant le souffle court il regarde devant lui l'air désabusé. L'infirmière alertée par sa toux arrive me faisant discrètement signe de m'esquiver.

*****

J'ai un peu espacé mes visites sentant bien qu'elles semblaient faire empirer son état.

L'infirmière me raconta qu'il avait était trouvé un jour d'automne où il s'était égaré en allant aux champignons. Devant son état de faiblesse on l'avait conduit dans ce covidarium, l'un de ces lieux où l'on recueillait les derniers humains pour tenter d'en sauvegarder l'espèce.

Il ajouta en marmonnant :

  •  L’expansion des humains a toujours été exponentielle, toujours plus d'êtres sur la planète. Un peu comme dans ces caricatures où l'on voit des pingouins entassés sur un glaçon qui tellement surchargé finit par se retourner. 

Il y eut bien des ralentissements du nombre des naissances dès qu'une partie du monde accédait à un niveau de culture un peu plus élevé. Ce mouvement a été trop lent, trop irrégulier, les guerres et les conflits en tous genres renvoyant certaines parties des continents aux calendes avec leurs cortèges de misère, de famine, et l'instinct de conservation reprenant le dessus le taux de natalité repartait à la hausse.

Ce matin-là il est en verve et poursuit son récit d'un ton alerte.

  • Les hommes ont été à la fois inconscients et présomptueux. Inconscients car ils pensaient dominer la nature et la tenir à leur main, passant d'un progrès scientifique à un autre. Il semblait qu'il n'y eut plus de limites à leur maîtrise du progrès. Ils furent aussi présomptueux pensant qu'ils contrôlaient la situation et qu'ils pouvaient à tout moment arrêter et stopper des phénomènes indésirables.

J'ai tenté de lui faire remarquer qu'ils ne se débrouillaient pas si mal et que dans nombre de domaines ils avaient fait preuve d'une clairvoyance et d'une intelligence quasi insoupçonnables. Il hocha la tête semblant approuver mon propos un rictus au coin des lèvres.

  • C'est avec ce genre de naïveté que l'on s'est perdu. Du temps où il y avait des automobiles tout le monde avait le sentiment quelle que soit la vitesse à laquelle ils roulaient de parfaitement maîtriser leur véhicule et pourtant certains finissaient enroulés autour d'un arbre ou écrasés contre la voiture qui venait en face. Quand la prise de conscience est arrivée des ravages causés à la planète et que l'on a compris qu'il pouvaient devenir irréversibles on a cherché à réagir oui ou non ?
  • Oui
  • Avec quel résultat me direz-vous ? Vous assistez à la débâcle…

Nous sommes restés un moment silencieux au point que l'infirmière vint s'enquérir de ce qui se passait.

Dans ce désastre ajouta-t-il j'ai au moins une satisfaction.

  • Nous avons tout perdu mais la planète sera sauvée !!!