Faites entrer madame Hass et son équipe !

Il y a huit mois, le 6 mai très exactement le procureur m'a demandé de le rencontrer pour qu'il me présente une mission un peu spéciale qu'il entendait me confier. 

Il y a toujours dans ce genre de rencontre un peu de tension, c'est pourquoi elle commence le plus souvent par une petite séquence de passage de brosse à reluire qui, plus elle est appuyée, plus la mission sera complexe.

Il s'agissait dans son propos, ni plus ni moins, que de réétudier l'ensemble des dossiers traités dans cette cour de justice depuis un an et qui avaient été classés sans qu'une suite judiciaire leur ait été donnée.

Je ne savais pas combien de dossiers cette recherche pourrait concerner mais j'imaginais déjà l'ampleur de la tâche.

Me sentant hésitante, il ajouta sans plus attendre, que durant cette période, je serais déchargée, sauf crise grave, de toute autre affaire et que du personnel et des locaux seraient mis à ma disposition.

Pour respecter les règles de la bienséance je lui avais répondu que j'avais besoin d'un délai de réflexion avant de pouvoir m'engager formellement.

*****

Je n'ai pas pris le tram pour rentrer chez moi ce soir-là, et c'est à ce moment je le pense sincèrement, au cours de cette lente déambulation à travers la ville que ma décision d'accepter s'était construite.

*****

Le temps de clôturer mes dossiers en cours ou de les transmettre aux collègues qui prendraient le relais, un mois plus tard j'étais installée dans un bureau sous les combles (cinquième sans ascenseur) avec une secrétaire et une juge stagiaire à qui il restait un an à faire à l'école de la magistrature.

Notre première tâche a consisté à mettre en place une procédure de travail permettant d'effectuer un tri préalable des dossiers à traiter.

Le greffe du tribunal nous a été surprenant d'efficacité, prévenu de la mise en place de ce groupe d'étude, il avait préparé tous les dossiers correspondant à cette notion de classement sans suite, mais pas sans mémoire.

La tâche s'annonçait moins conséquente que je n'avais pu le craindre, en tout, nous trouvâmes cent quatre-vingts boîtes archives alignées dans le bureau où elles prenaient tout de même une certaine place.

Nous n'avions pas imaginé ce qu'allait représenter le fait de se replonger ainsi dans le drame traversé par ces personnes au cours de leur histoire.

Je dois le dire tout de suite cet échantillon de population allait de la pauvre oie blanche prise dans des affaires qui la dépassait à de franches canailles qui avait su tirer profit des failles de notre système judiciaire et de la mansuétude de certains juges circonvenus par des avocats habiles et volubiles.

*****

Nous travaillions sur des dossiers parfois atteints d'obésité et débordant de partout, mais dans lesquels à chaque instant nous nous sommes heurtées à l'humain, à l'intime. Le plus étonnant c'est qu'au travers de ces récits, à l'arrivée il n'y avait plus tellement d'écart entre bourreaux et victimes et juste des vies brisées, si toutefois elles étaient encore en état de le faire et sous- jacent à tout cela une violence archaïque qui n'avait demandé qu'à jaillir.

Chaque matin, notre procédure était le même : nous ouvrions une nouvelle boite si, bien entendu nous en avions terminé avec la précédente.

Nous remplissions la fiche de synthèse de l'affaire concernée et entreprenions le dépouillement des documents avec les mêmes précautions que des archéologues patentées. Nous traquions le moindre élément, le moindre manquement, tout ce qui aurait été susceptible de modifier le devenir de ce dossier.

  • Vices de procédures.
  • Pièces manquantes.
  • Témoins qui ne s'étaient pas présentés.
  • Manque de signature ou de date.
  • Doute … 

Et j'en passe, car peu d'éléments présentaient un intérêt dans cette démarche auscultatoire.

En fin de journée nous prenions un moment pour faire la synthèse de nos travaux : ce dossier pouvait-il être classé ou devrions-nous le reprendre le demain matin. Nous notions nos ressentis sur des petits papiers blancs qui étaient lus en commun et joints à la fiche de synthèse. Nous avons toujours validé les conclusions par ces votes qui au fil des jours nous permirent de nous constituer en réelle commission d'enquête ;

Celle qui pensait qu'il y avait nécessité à reprendre le dossier expliquait alors en quoi nous devions préciser notre démarche et en particulier sur quel point de droit, de procédure, ou d'interprétation des faits. Si l'explication laissait apparaître que c'était plus qu'un ressenti, le dossier était repris le lendemain et retravaillé jusqu'à ce qu'un consensus se fasse jour. 

Ma stagiaire faillit bien souvent perdre ses nerfs en découvrant jusqu'où pouvaient aller les noirceurs de l'âme humaine. Au moins à la fin de notre travail elle aurait découvert tous les arcanes des affres de la société.

Quant aux dossiers qui ne demandaient pas de nouvel examen nous leur donnions en fin de fiche une petite note indiquant s'il y avait eu un oubli, une erreur de jugement dans l'évaluation des faits, un déni de justice, voire de proposer de revoir la situation.

De par devers moi je me demandais bien pourquoi certains justiciables étaient allés chercher des chemins aussi compliqués pour résoudre leur problème alors qu'un simple dépôt de plainte leur aurait évité bien des déboires.

Parallèlement sans en parler à mes assistantes je m'étais constitué un jardin secret, notant sur mes tablettes les affaires sur lesquelles je voulais revenir.

A la fin de nos travaux j'en avais isolé six qui me posaient réellement problème. Dans ces affaires concernant exclusivement des femmes j'étais convaincue, que bien qu'aucune preuve n'ait été retenue contre elles, elles avaient traité leur dossier elles-mêmes.

A chaque fois, il y avait eu mort de personne et même dans un des dossiers la mort de deux personnes. Je n'avais pas eu besoin de preuves matérielles comme dans une enquête policière, j'étais certaine de mon fait ayant une certaine connaissance de l'âme humaine et des mécanismes qui peuvent les agiter.

Dans chacune des situations elles avaient de bonnes raisons d'agir ainsi, et la vox populi les aurait acquittées sans remords, non que je les excuse, mais je pouvais les comprendre.

Elles avaient ourdi leur projet comme cela, simplement sans complication, peut être simplement de la rage au cœur.

La question que je me posais de façon récurrente était : pourquoi avaient-elle choisi ce chemin et ne nous avaient-elle pas fait confiance pour leur rendre justice ? Qu'avions-nous raté ? nous les membres de l'appareil judiciaire pour que des femmes qui auraient dû venir nous trouver alors qu'elles étaient victimes ne l'aient pas fait.

Elles s'étaient débrouillées toutes seules si l'on puit dire, devenant de ce fait coupable à leur tour aux yeux de la justice.

J'annonçais à mon équipe que pour mettre du concret dans mon rapport, nous allions rencontrer des personnes concernées par certains de nos dossiers.

En réalité je voulais simplement confirmer l'une de mes hypothèses. Pour que la démarche soit satisfaisante nous avons constitué quatre groupes de cinq personnes y intégrant aussi bien des hommes que des femmes, tous concernés par des dossiers classés sans suite, ou qui avaient bénéficié d'un acquittement. Puis les membres de chacun de ces groupes furent convoqués le même jour à la même heure.

Installés dans l'antichambre d'une salle de réunion, nous les laissions mariner un moment à se demander le pourquoi de cette convocation. Par la porte entrouverte je les observais attentivement et le résultat fut à chaque fois identique.

Après quelques minutes d'attente les femmes ou hommes acquittés se mettaient à échanger. Ils évoquaient leurs affaires, la peur qui ne les avait pas quittés tout au long de la procédure. Certains parvenaient à en rire mais seulement du bout des lèvres.

Phénomène étonnant dans les quatre groupes les femmes que j'avais ciblé en dépit du classement sans suite de leur dossier ne desserrèrent pas les dents.

Durant cette attente elles se tinrent coites, se contentant de regarder leurs genoux. Pour le principe nous les avons tous reçus individuellement pour leur permettre d'évoquer leur ressenti à propos des affaires dans lesquelles ils étaient impliqués et du traitement qui leur avait été appliqué. 

Il y eut à chaque fois un silence et ils finirent toujours par avouer que bien qu'innocents ils avaient fini par se sentir coupables dans le discours que la police comme la justice avait tenu à leur égard.

Des personnes lointaines montrant peu d'empathie ; préoccupées par leur affaire cherchant la meilleure conclusion à y apporter.

 

 

 

Trois heures d'échanges courtois mais sans grand intérêt ; mais nous maitrisons notre sujet et notre rapport se tient ; il suffit d'attendre, la conclusion ne devrait plus tarder à se produire.

Tout à coup j'ai un autre regard sur notre recherche et son contexte. Ils sont six en face de nous, cinq hommes et une femme, plus de la première jeunesse.

L'un d'entre eux a perdu le contact dès la première demi-heure s'enfonçant dans un sommeil coupé de soubresauts. Le président de son côté joue au président, se perd dans ses questions et ratiocine. Seule la femme a préparé des fiches et un argumentaire mais ces messieurs ne lui ont jamais laissé prendre la parole, la coupant chaque fois dès les premières syllabes. 

J'avais été sur le point de proposer la réouverture de certains dossiers mais devant ce que j'ai sous les yeux, je sens qu'il ne peut plus en être question.

Comment leur expliquer qu'entre l'application brute du droit et la vie il faut prendre le temps d'écouter et de comprendre.

Notre société n'a toujours pas compris que la priorité de notre mission était de protéger la vie. Vous allez me contredire au regard de ce qu'on fait ces femmes.

Je ne le nie pas, mais dites-moi ce que l'on avait fait pour elles pour les protéger pour punir leurs tourmenteurs ou leurs bourreaux.

Je choisirai un autre mode d'intervention pour aller dans ce sens. C'est de cela dont j'aurais voulu parler, mais nous étions dans une cour de justice et cela fait peut être la différence.

Alors d'un signe de tête j'ai informé mes deux collaboratrices qu'on en restait là. J'ai remercié les membres de la cour de nous avoir écoutés, ramassé mes dossiers et je suis sortie étonnée que le ciel soit si bleu.

Je les ai remerciées pour le travail accompli, dans une rue ombragée nous sommes entrées dans une brasserie pour reprendre un peu nos esprits.

Je savais déjà qu'elles allaient me manquer et cherchais comment nous pourrions poursuivre ce combat.

Je me remémore ces femmes et je me rends compte qu'elles n'ont été ni vues ni entendues, pour preuve le premier dossier présenté dans mon rapport était un modèle qu'on nous présentait pendant nos années de formation, un fait divers réel rapporté dans une gazette.

Problème, cette affaire remontait à plus de cent ans et personne ne s'en était aperçu et n'avait fait la moindre remarque.

 Assise sur le muret du quai en face de L'ile de la citée, je me remémore ces visages de femmes.

"La femme est l'avenir de l'homme" écrivait Aragon et pour cause sans elle la présence humaine sur la terre disparaitrait.

Mais diable, que la route serait longue... !