Sonia

 

Quand le 13 mars 2020, le gouvernement a décrété le confinement de toute la population française, la décision a été approuvée. Il fallait lutter contre l’épidémie. Chacun se calfeutra chez soi. Les quartiers se mirent à ressembler à des décors de cinéma, on s’attendait presque à entendre en sourdine les airs d’Ennio Morricone.

Aujourd’hui, trois mois après la mise en place de ces mesures, c’est le déconfinement, la vie refait surface avec des masques mais sans tuba.

Les jeunes manifestent leur bonne santé par des canettes vides abandonnées au pied de l’immeuble que la gardienne doit ramasser chaque matin en râlant sur le manque d’éducation de ces gens qui feraient mieux de rester chez eux au lieu de venir dégueulasser le pays. 

Les moins jeunes se hasardent dehors dûment masqués mais l’œil vigilant afin d’éviter la promiscuité porteuse de germes malsains. On ne plaisante pas avec la sécurité sanitaire.

            Sonia, quant à elle, n’a pas encore mis le nez dehors, elle a même conservé ses habitudes acquises pendant les semaines d’isolement. Elle se lève à 8h et quelques minutes plus tard, son cours de pilates débute à la télévision, à 8h45, elle passe sous la douche et petit déjeune devant les infos covid. Elle ne déroge que très rarement à ce programme. Avec le confinement, sous peine de se voir débordé par mille petites tâches aussi vaines qu’inutiles, on ne plaisante plus avec les horaires.

            Sonia n’est pas très belle, elle n’est pas moche non plus, peut-être un nez un peu fort, le masque le dissimulera. Je vais forcer sur le maquillage des yeux. Dans le miroir de l’armoire de sa grand-mère, elle regarde sa silhouette androgyne et ses cheveux roux auxquels le confinement a enlevé un peu de leur flamboyance, elle prévoit d’aller voir Kévin pour qu’il lui arrange ça.

Pour en revenir à l’armoire, elle a bien eu raison de la garder, sa mère voulait la donner à Emmaus. Elle pourrait être utile à un jeune couple, d’ailleurs j’en connais un qui vient de s’installer, ils ont racheté la maison des Leborgne, tu te rappelles, ils avaient une petite fille que tu avais surnommée Lili Toto…tu te rappelles pas ? et puis, qu’en ferais-tu dans ton petit appartement ? Sonia n’a pas cédé, elle s’en foutait des successeurs de Lili Toto et elle a réquisitionné trois copains qui l’ont aidée à hisser la foutue armoire par la fenêtre du 1 er étage. Et maintenant elle trône en majesté, quasiment au milieu de la chambre. Et, croyez-le ou pas, ce beau meuble que d’aucuns pourraient trouver carrément démodé mais en authentique merisier lui a été précieux pendant le confinement. Implacable juge avec ce miroir qui joue les délateurs, il interdit tout relâchement musculaire. Allez ma cocotte, séance de gainage, on ne plaisante pas non plus avec les bourrelets. C’est ainsi qu’elle s’est motivée pour ne louper aucun rendez-vous avec son coach virtuel.

Pour l’heure, elle a quitté sa chambre où elle est restée de longues minutes devant le dressing avant de choisir sa tenue de la journée, pantalon de lin écru, léger pour la saison et débardeur noir, ensemble sobre et de bon aloi, prêt à affronter toute situation et elle a regagné le salon qui lui sert de bureau, elle s’assoit devant son ordinateur et tout en pensant que le lin c’est bien mais ça se froisse facilement, elle clique pour la mise en route et re-clique pour le bonjour matinal aux collègues, puis elle promène un regard vague sur la pièce et s’arrête un instant sur les étagères dédiées à sa collection de vinyls.

Approchez-vous un peu et vous constaterez qu’à part quelques intrus de Camille et Christine and the Queens, ils sont tous de Mylène Farmer, tout comme les produits dérivés alignés en bon ordre sur l’étagère du milieu. Il y a même le billet du concert donné à Bercy le 10 septembre 2013, amoureusement et maladroitement encadré mais fièrement posé sur un petit édifice fait de livres consacrés à l’artiste. À chacun son oratoire.

Le bruit de l’ascenseur la tire de sa torpeur, elle s’était habituée au silence, le constat s’impose : l’immeuble se réveille, les fenêtres s’ouvrent comme autant d’yeux que l’on frotte après un long sommeil. Elle se précipite sur son balcon pour apercevoir un individu dont elle ne distingue d’abord que le haut du crâne et qu’elle identifie ensuite comme étant son voisin du 3ème. L’écrivain, Antoine Rubein. Elle l’adore, peut-être plus, mais c’est justement ce « plus » qui la bloque. Tout juste capable de faire la queue pendant les séances de dédicace, mais infoutue lorsque c’est son tour de lui révéler qu’ils sont voisins !

Elle a lu tous ses livres, Antoine Rubein ne figure pas au même niveau que Mylène Farmer dans son Panthéon intime, mais presque.

Avant le confinement, elle prenait même l’ascenseur (du 1er étage !) avec l’espoir de se retrouver dans la cabine, seule avec lui. Il y aurait alors une panne et ils resteraient coincés pendant des heures en tête-à-tête, ils finiraient par se trouver des milliers de points communs, il divorcerait et ils iraient s’installer à l’autre bout du monde…

Sonia est célibataire et prompte à fantasmer. On ne lui connaît pas d’amoureux permanent, peut-être des occasionnels mais comme dit Edith, la gardienne, c’est une petite demoiselle bien sérieuse.

D’autant plus sérieuse que sa dernière déconvenue l’a incitée à plus de prudence. Elle a cru son collègue Benjamin qui après des approches feutrées mais néanmoins honnêtes lui a avoué sa passion pour Mylène Farmer. Il en a un peu honte, il ne le crie pas sur les toits, à son âge être fan de cette chanteuse « has been », ça craint. Sonia est aux anges, elle a trouvé sa moitié d’orange et c’est sans méfiance qu’elle l’invite le soir même de sa déclaration d’amour pour son idole à admirer ses disques chéris. 

Mais la porte à peine franchie, elle sent son haleine dans son cou, ses mains qui remontent le long de ses cuisses, elle l’entend fredonner d’une voix de fausset - l’émotion sans doute - « pourvu qu’elles soient douces », elle devine qu’il n’est pas là pour un karaoké et que c’est une autre ritournelle qu’il voudrait bien lui chanter.

Alors la prude et charmante Sonia se déchaîne, elle devient virago hystérique qui se retourne brusquement, gifle l’outrecuidant Benjamin et tout en continuant de le bourrer de coups de poings, le propulse vers la sortie. 

Notre Benjamin s’en trouve fort marri, lui qui avait fait saliver ses meilleurs potes en leur annonçant qu’il était sur un bon coup, n’a pas pu vérifier si les fesses de Sonia étaient douces. À ce stade, il n’est pas loin de penser que la véritable responsable de ce fiasco est cette sale c…de Mylène Farmer de mes deux. Comme quoi, l’admiration des fans tient à peu de choses !

La page Benjamin, à peine ouverte, sitôt refermée, Sonia se replie dans sa solitude qu’elle peut cajoler pendant les longues semaines de confinement. Mais voilà…les bonnes choses ayant une fin, l’heure du déconfinement a sonné en ce 11 mai 2020 et Sonia va devoir sortir de son cocon. 

Toujours accoudée à son balcon, elle repense à ce premier soir d’applaudissements aux soignants au cours duquel elle avait connu une gloire éphémère car vêtue de la blouse blanche de la clinique qu’elle avait conservée pour le télétravail, ses voisins l’avaient prise pour une infirmière et lui avaient dédié leurs vespérales ovations. Mais, on le sait maintenant, Sonia est une jeune femme sérieuse et il n’était pas question qu’elle passe pour une usurpatrice, aussi avait-elle crié en direction de ces gentils voisins qu’elle était agente administrative à Saint Sulpice et qu’à ce titre elle ne soignait que ses dossiers. 

Cette méprise ne lui avait en rien retiré son capital de sympathie, au contraire, dans une période où tous se donnaient de l’expert en ceci et du chercheur en cela, son honnêteté avait été appréciée, aussi chaque soir, certains « ambianceurs » continuaient à se tourner vers elle en frappant dans leurs mains ou sur tout autre machin devenu instrument de musique par destination.

Elle s’extrait de ses souvenirs, quand elle voit Antoine Rubein s’éloigner vers le centre ville, dans quelques instants, il aura disparu de son champ de vision, il faut qu’elle se décide. Elle accroche son masque derrière ses oreilles, un petit ébouriffage de sa chevelure rousse et un rapide coup d’œil au miroir de l’entrée. Zut, j’ai oublié le fard à paupières, tant pis. Elle saisit blouson et sac, la voilà sur le trottoir, elle cligne des yeux, éblouie par le soleil de mai, elle évite le distrait qui a oublié la distanciation physique et emboîte le pas de l’écrivain.

Elle est si fière d’habiter le même immeuble qu’Antoine Rubein, comme si par un subtil phénomène d’osmose elle se nourrissait de son talent, de sa notoriété, de toute cette grâce dont elle se sent cruellement dépourvue. En voilà un qui aura su faire de ces mornes plages de temps où la vacuité le dispute à l’ennui des moments d’intense création. Ah, comme ce doit être passionnant d’être un artiste se dit Sonia en allongeant le pas pour ne pas perdre de vue ledit artiste.

Si elle savait la pauvre, combien la réalité peut parfois être bêtement prosaïque, pour ne pas dire médiocre. Si elle savait, elle ne s’accrocherait pas aux basques de cet Antoine qui lui-même court après la fée Inspiration, cette saleté qui lui a peut-être donné un congé définitif jugeant que le malentendu avait assez duré.

 

 

 

 

 

Antoine

Quand le 13 mars 2020, le gouvernement décrète le confinement de toute la population française, Antoine approuve cette décision, car finalement…ça ne bouleverse pas ma vie, ce confinement. La preuve, je continue de faire sonner mon réveil à 7 h, Lucie, ma femme se lève dès la première sonnerie, moi c’est vrai, je reste au lit jusqu’à 8h, voire 8h30, simple mise en adéquation avec la réalité, n’est-ce-pas ? Je rêvasse, je fixe mollement mes objectifs de travail pour la journée et je me lève. 

Ne sentez-vous pas dans ce très léger déplacement des habitudes et des horaires, la menace d’un effet papillon ? Petites causes, grandes conséquences. On a envie de dire à Antoine, méfie-toi, mon vieux, si tu ne te remets pas au boulot fissa, ton éditeur va te tirer les oreilles ou pire te demander de rembourser l’avance sur recettes. Avoue que ce serait ballot.

Ouais, je me lève…pour aller m’affaler dans le canapé, allumer la télévision et sniffer ma ligne quotidienne d’infos mortifères. Ça ne remplace pas ma petite copine coco, mais bon…bien obligé de faire avec…et puis, j’étais mal parti, la famille et les autres allaient finir par se rendre compte que je me poudrais le nez comme une vieille pute se farde avant d’aller au turbin. Et pour quels résultats ? La réponse est dans la question, mon gars, voilà ce que j’aurais pu me répondre, mais j’avais pas le temps…en tout cas pas celui de le prendre. Un bien pour un mal ? Cette saleté de virus m’a contraint à lever le pied sur ces pseudos adjuvants de l’inspiration, conséquence, je me sens super mal, j’ai beau dire à ma douleur d’être sage, elle ne se tient pas tranquille, la garce ! Je devrais me mettre à l’absinthe.

Notre pauvre Antoine est en pleine descente. De son canapé, il aperçoit par la porte ouverte, l’écran de son ordinateur qui lui fait de l’œil, son œil à lui reste aussi éteint que celui d’un merlan à l’étal du poissonnier et quand enfin il extirpe son mètre quatre-vingt-cinq des moelleux coussins qui semblent vouloir le retenir, il s’aperçoit qu’il est déjà plus de 10 h et qu’il ne s’est toujours pas approché de son bureau. Celui-là, il est posté en embuscade, contre le mur, massif et bien campé sur ses solides pieds. Fidèle comme un chien, tout juste s’il ne remue pas la queue ! Il le nargue. Hier, invite, aujourd’hui, menace.

Je sens bien que tout se déglingue, moi en premier. Les semaines passent, je suis un bateau sans gouvernail ni boussole, ma feuille reste quasi blanche, blanche comme la coke, blanche comme les nuits que le confinement a rendues plus longues, ces nuits pendant lesquelles j’invite ma longue dame brune à me rendre visite, ma chère Barbara va me consoler. Elle s’installe au creux de mon oreille et la coquine en profite pour regarder par-dessus mon épaule les dernières lignes que j’ai écrites : « Les phares de la voiture éclairent faiblement, Térence suit la route que lui a indiquée Johanna, il vient de traverser le village qui semble désert, personne dans les rues et nulle lumière derrière les volets clos, il se demande pourquoi elle lui a fixé rendez-vous dans ce bled inhospitalier. » M’engueule pas, Babe, Pas du Goncourt, je te l’accorde, mais j’y arrive plus. J’en ai rien à foutre de ces deux abrutis. Plus la force de leur donner un souffle de vie. Ils auraient bien besoin eux aussi, d’une assistance respiratoire ! L’effet Covid, sans doute.

J’entends une porte claquer, ma fille Constance entre dans le bureau, je me prépare à des réflexions sur mes goûts musicaux, elle vomit Barbara, elle lui donne envie de se pendre et elle la fait hyper ièch. Je m’étonne de son intrusion. Non, elle n’a besoin de rien, elle passe juste lui faire un bisou car aujourd’hui 11 mai, c’est le premier jour du déconfinement, elle est trop contente. Ce soir, elle va enfin revoir ses copains-copines car Whatsapp et Insta commençaient à lui sortir par les naseaux. Elle en piaffe d’impatience. Ce disant, elle s’approche de l’écran de mon ordinateur, s’y attarde trente secondes et lâche un laconique : c’est grave de la daube.

            C’est grave de la daube ! Avant d’avoir pu dire à l’impertinente ce que je pensais de son niveau de langage, elle avait déjà refermé la porte. Je n’allais pas lui courir après, et pour lui dire quoi ? Que, sinon sur la forme, j’étais d’accord avec elle sur le fond ? Alors, pour secouer ma mauvaise humeur, et puisque c’est la libération, je décide d’aller faire quelques courses, je trouverai peut-être l’inspiration entre les rayons du supermarché ou alors je tomberai sur la petite rousse du 1er. Je ne la connais pas mais en me penchant par-dessus mon balcon je l’ai aperçue le 1er soir des applaudissements - oui, moi aussi j’y vais de ma dose sonore et quotidienne de remerciements mâtinés de bonne conscience – je l’ai trouvée plutôt jolie et il m’a semblé l’avoir déjà rencontrée. Peut-être une de mes lectrices. À défaut de tomber sur ma charmante voisine, je vais faire plaisir à Lucie que toute cette inertie désole. Pour être honnête, je devrais dire que mon aboulie l’irrite plutôt qu’elle la désole. Quand le matin, elle referme la porte pour aller aider au Secours Populaire de notre quartier en claironnant « bonne journée, travaille bien », je sens comme une note d’ironie et ça m’inquiète.

Pourrait-elle me quitter ? Depuis quand ne m’a t-elle pas demandé de lire mon manuscrit ? Est-ce un effet de ces semaines de parenthèses ou bien Lucie ne s’intéresse vraiment plus à ce que j’écris. Tu devrais essayer de te renouveler et puis, tant qu’à appliquer une recette, lance-toi dans les livres de cuisine, hyper tendance en ce moment ! 

C’est envoyé comme une boutade mais la flèche atterrit en plein dans le mille. Depuis deux ou trois ans, notre écrivain a l’impression de s’auto-plagier. Le comble !

Antoine se repasse le film de sa vie. Il avait persisté dans son choix de devenir écrivain, il le devait en partie à Mme Michelet, son institutrice de CM2 qui l’avait exhibé devant toute la classe afin qu’il lise sa rédaction si touchante et si bien écrite. A l’âge adulte, Lucie avait continué le travail et renforcé son ego, il avait pu ainsi, affronter les premiers échecs avec optimisme, persuadé qu’il était que son heure viendrait et que tous ces jean-foutre qui avaient refusé ses manuscrits sonneraient bientôt à sa porte pour le supplier de publier ses œuvres C’est à peu de chose près ce qui arriva, une maison d’édition s’intéressa à lui (le patron était son beau-frère qui avait l’esprit de famille) et de fil en aiguille, il se tricota une confortable notoriété qui le porta d’émissions de radio en plateaux de télévision où pendant quelques années il régna sur le petit monde du best seller. Cependant comment rester le « best » quand chaque année des centaines de « Balzac » vrombissent comme des abeilles devant les portes des maisons d’édition ? Antoine sentait bien les coups de dard portés par de plus jeunes et qui sait ? par de plus talentueux que lui. Il se mit alors à courir tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des assemblées où l’on causait bouquins et vaguement littérature. Il devint accro à ces cercles et plus encore à la poudre blanche qui circulait ouvertement. Il découvrit avec ravissement que l’inspiration ou sa cousine germaine, était dans la coke comme le bonheur est dans le pré Les mots jaillissaient sous les touches de l’ordinateur et allaient se coller en bon ordre sur l’écran (il avait depuis longtemps abandonné le bon vieux compagnon de ses débuts, le Montblanc dont il avait été pourtant si fier). Il était le king. Croyait-il.

Car ces dernières années, refusant de voir ce que ses paradis avaient d’artificiels, il s’était laissé aller à une forme de facilité paresseuse qu’il n’était pas loin de prendre pour le génie de la maturité. Le confinement vint tout chambouler, le carburant qui alimentait le moteur se fit plus rare (même masqués, ses dealers n’osaient plus se montrer) et il se trouva malgré lui en cure de désintox (finalement beaucoup moins onéreuse qu’une « vraie », mais ça, il n’en fera le constat que bien plus tard). Non seulement le sevrage fut rude mais la constatation subséquente le fut encore plus : l’inspiration se refusait à lui, maîtresse capricieuse, elle fuyait le bout de ses doigts, elle laissait un écran blanc où seul clignotait le curseur qui semblait se foutre de sa gueule. Antoine crut toucher le fond quand, dans son magazine littéraire préféré, un critique le descendit en flammes, Rubein est devenu à la littérature ce que le hamburger est à la gastronomie

Souviens-toi, mon pauvre Antoine, tu prends alors le parti d’en rire et tu mets ton petit ego tout chiffonné au fond de ta poche. Mais aujourd’hui et plus précisément ce 11 mai 2020, plus question de rigoler Antoine rumine, Antoine fulmine contre lui même, contre ce putain de virus qui l’oblige à se remettre en question. Et voilà…maintenant, il n’a plus envie de sortir, il enlève sa veste et la balance rageusement sur le dossier d’une chaise de la cuisine. Je vais soigner le mal par le mal se dit-il en se décapsulant une Corona (oui, je sais… mais avouez que donner un nom de bière à un virus c’est inciter l’auteur aussi médiocre soit-il, à se laisser glisser sur le toboggan de la facilité.).

Encore une fois, Constance entre en scène au mauvais moment, elle avait oublié son portable, amputée d’une partie d’elle-même, elle n’aurait pu survivre, elle avait donc fait demi-tour et monté quatre à quatre jusqu’au 3ème – un peu de gymnastique m’aidera à perdre mon surpoids post-confinement- et elle était arrivée juste au moment où son père s’envoyait derrière la cravate (façon de parler) sa petite mexicaine garantie extra et en tout cas bien fraîche.

                   - C’est ouf, tu cherches l’inspiration dans la picole maintenant. Bravo ! Il est beau l’écrivain ! La classe ! Et elle se met à applaudir frénétiquement avant de repartir en refermant la porte avec fracas Il l’entend s’installer dans le salon, sa course dans l’escalier l’a épuisée, une pause s’impose, elle farfouille dans les CD, et quelques mesures plus tard, Orelsan en rajoute une couche en hurlant à travers la cloison Si tu dis souvent qu’t’as pas d’problème avec l’alcool, c’est qu’t’en as (simple).

      Ma pauvre petite, si ce n’était qu’avec l’alcool…Antoine mélancolise, sa fille gâche son plaisir solitaire, l’autre rappeur lui pollue l’univers mental, il ne lui reste plus qu’une solution : tenter d’empêcher ces deux emmerdeurs de s’auto-apitoyer en rond en quittant l’appartement. Ce qu’il fait en récupérant sa veste qui entre-temps avait sournoisement glissé de la chaise et gisait sur le carrelage. Triste dépouille dans laquelle il crut se reconnaître. Décidément aujourd’hui, la terre entière avait décidé de lui pourrir la vie. 

C’est dans cette déplorable disposition d’esprit que notre Antoine pénètre dans l’ascenseur. Il ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil dans le miroir : la joue un peu molle, le teint un peu blême mais une barbe mal rasée qui donne une touche de virilité à l’ensemble, et le cheveu qui a gagné en indépendance, bref, le résultat final n’est pas si mal, se dit-il, momentanément requinqué. Il se surprend à prendre de larges inspirations pour faire entrer l’air de la ville dans ses poumons, il respire les odeurs, il s’imprègne des bruits, le bad trip s’éloigne et l’espoir renaît. 

Je vais me remettre en selle. Après tout…les passages à vide ça arrive à tout le monde, je…dans sa poche le téléphone se met à vibrer comme une blatte en extase, il le sort et lui claque rageusement le beignet. C’est Vlad, son dealer. Déconfiné lui aussi. Qui ne tardera pas à être déconfit car je lui annonce que je décroche. Terminée, cette merde. Et clic…le message est parti. Pour plus de sécurité Antoine supprime le nom de ses contacts. Il se sent soudain tellement plus léger, il a presque envie de se mettre à danser mais il n’esquisse qu’un pas de côté qui, avouons-le, a peu de chance de le porter sur les planches de l’Opéra.

               À nouveau, effet papillon : petite cause, grande conséquence et facétie du hasard car à ce moment précis Sonia qui trottinait derrière lui depuis une centaine de mètres arrive à sa hauteur, le joyeux écart d’Antoine la fait trébucher sur le bord du trottoir et c’est miracle si elle ne s’étale pas dans le caniveau. La main de dieu n’y est pour rien mais celle d’Antoine la rattrape juste à temps.

                  Sonia retrouve sa stabilité et c’est son cœur qui maintenant chavire. Antoine Rubein lui tient le bras ! 

                  - Désolé, Mademoiselle, je vous présente mes excuses. 

Il la regarde en souriant de ses yeux bleus. Elle remarque les fines pattes d’oie au coin de ses paupières qui lui donne grave du charme dira-t-elle à sa meilleure amie, Ingrid.

                  - Je suis confus, le moment est mal choisi pour vous envoyer à l’hôpital !

                  Il finit par lâcher le bras de Sonia, qu’il avait peut-être retenu plus longtemps que nécessaire et observe la jeune femme, il note les yeux verts et les cheveux en pétard, il parie pour des taches de rousseur sous le masque.

                  - Il me semble qu’on se connaît, je me trompe ? Au moment où il prononce ces mots d’une banalité consternante il entend sa fille le railler : c’est pas comme ça que tu vas pécho, mon pauvre père ! 

Pécho ! Comme si Antoine en avait envie, il est marié que diable ! Non, il veut juste s’assurer que l’impression de l’avoir déjà rencontrée n’est pas une illusion.

                  - Je…je suis votre voisine. Elle se maudit de ce balbutiement, il va me prendre pour une demeurée. J’habite au 1er.

Alors, il revoit la scène, répétée chaque jour : huit heures, les gens sur les balcons, en contrebas sur sa droite une fine silhouette en blouse blanche surmontée d’une touffe de cheveux roux. La fille du balcon ! Depuis qu’il l’avait remarquée, il se surprenait chaque soir à jeter un coup d’œil dans sa direction, sa présence le rassurait et il applaudissait encore plus bruyamment.

- Ah c’est vous, l’infirmière. On peut dire que vous avez du succès. J’en serais presque jaloux ajoute-t-il avec coquetterie. Commentaire qu’il juge immédiatement ridicule, comment cette fille pourrait-elle savoir qu’il est une « star » dans son milieu et que c’est lui qu’on applaudit d’habitude ?

A ce moment de la rencontre, on peut s’interroger sur ce qui pousse cette jeune fille si sérieuse à répondre d’une manière pour le moins, ambigüe.

- Je travaille à la clinique St Sulpice.

Elle ne mentait pas vraiment. Elle pourrait se dire plus tard, et on veut bien la croire, qu’elle n’avait pas eu le temps de préciser ce qu’elle y faisait dans cette clinique car son interlocuteur avait aussitôt embrayé.

                - Je vous envie ; se sentir utile, ce doit être une grande satisfaction. Ce n’est pas mon cas. Moi j’écris. J’écris des romans. En période de pandémie, avouez que c’est une occupation plutôt futile. 

                - Antoine Rubein. Et il s’incline de manière comique vers Sonia. Comme s’il allait faire le baise main.

Il ne va pas plus loin, « gestes barrière » obligent !

                Elle se met à rire et répond sur le même ton.

                - Sonia Chrysostome.

Les présentations sont faites, mais ils ne savent pas quelles suites leur donner, ils se contentent d’observer les gens qui  se pressent dans la rue, un bal masqué sans loups ni musiques, ils ne vont pas danser, plutôt consommer, se gaver d’inutile, oublieux de ces jours où ils s’étaient détachés du superflu, étonnés de si peu en souffrir. Juré, craché, l’ « après » ne serait pas comme l’ « avant », vous allez voir ce que vous allez voir, la sobriété sera notre credo.

                Il a suffi que soit prononcé le mot magique : « déconfinement », les vannes se sont ouvertes et les centres commerciaux se sont remplis.

                Antoine et Sonia suivent le flot, ils cheminent côte à côte, la distance physique qui est imposée ne facilite guère le dialogue mais ils n’en ressentent aucune gêne, au contraire, elle les dispense de paroles meublantes.

                Depuis quelques minutes, ils longent le mur du Jardin public et quand ils arrivent à hauteur de la grille, restée fermée pendant dix semaines, sans se concerter, ils obliquent vers l’allée centrale. 

                 Quelques rares promeneurs, surtout des familles accompagnées de jeunes enfants qui tricotent de leurs petites jambes sur les vélos auxquels ils avaient dû renoncer pendant cette longue période parce que les vélos c’est pas fait pour rouler dans le salon et une nature qui s’est lâchée en herbes folles dans les massifs et crottes d’oiseaux sur les bancs.

                La vie renaît commente finement Antoine. Sonia ne dit rien, elle n’est pas à l’aise avec les mots. C’est lui l’écrivain, elle attend qu’il parle, comme elle attendait, petite fille, la tête levée vers le ciel, le bouquet final du feu d’artifice du 14 juillet.

                            - Si on s’asseyait ? lâche-t-il en désignant un banc moins maculé de guano que les autres.

                            - Pourquoi pas ? 

Sonia a l’indulgence des fans. Après tout, les guerriers ont aussi besoin de repos.

Et de manière inattendue, Antoine de déballer tout ce qui lui bouffe la vie depuis quelque temps. En vrac, son éditeur qui le gonfle en lui demandant tous les deux jours où en est « le petit nouveau », sa femme qui fait tout bien et sa fille qui s’applique à tout faire de travers, jusqu’à sa mère qui lui reproche de la laisser sans nouvelles alors qu’il la « skype » tous les jours. Il n’en peut plus ! Par moments, j’en étais même à souhaiter choper le virus pour glisser dans un bienheureux coma. Me soustraire à toute cette merde. Tu te rends compte !

Antoine est en confiance, Antoine se livre, Antoine tutoie.

Et Sonia recueille ses paroles. Un peu ébranlée cependant, un écrivain serait-il fait de la même boue que le commun des mortels ?

Ils sont tous deux assis sur ce banc de jardin public, lui dans une posture un peu avachie, les mains mollement abandonnées sur les genoux, il parle. Elle bien droite, dans son pantalon de lin écru qu’elle a pris soin de lisser sur les fesses avant de s’assoir, elle l’écoute.

Vus de l’extérieur, ils sont attendrissants. Un Doisneau sans le baiser mais avec un début de complicité ouvrant le champ de tous les possibles.

                - Mais, je parle, je parle… trop…ma femme n’arrête pas de me le répéter. Et vous (tiens…le vouvoiement revient), à part sauver des vies, que faites-vous ?

                Elle voudrait lui dire qu’elle ne sauve personne, qu’elle est fan de Mylène Farmer, qu’elle a failli se faire violer et qu’elle a dans sa bibliothèque tous ses livres qu’il lui a dédicacés. Au lieu de cela, elle répond.

                - Rien de bien intéressant, mais…

Elle ne termine pas sa phrase car Antoine vient de consulter sa montre et s’exclame en même temps qu’il se lève.

                - Bon sang, presque 19 h, tout va fermer et je n’ai pas fait les courses, je ferais bien de me presser si je ne veux pas me faire engueuler par Lucie. Lucie, c’est ma femme croit-il bon d’ajouter.

Il rajuste son masque qu’il s’était autorisé à enlever pendant sa confession et après un geste de la main, il s’éloigne à grandes enjambées.

Pensive, Sonia restera encore assise quelques minutes sur le banc, plus tout à fait sure d’avoir envie de raconter à son amie Ingrid, sa rencontre avec Antoine Rubein.

 

                                                                Fin

 

PS : une phrase d’un atelier précédent a été reprise, la reconnaîtrez-vous ?