C'est lui qui rythme la vie de la maison ; il faut qu'il mange, qu'il sorte faire ses besoins, qu'il courre dans les sous-bois, enfin qu'il vive.
Et croyez-moi, sur chacun des points de son programme il est intraitable. Il a la vie chevillée au corps, c'est une masse de muscle de force et d'amour. Il se poste devant moi, incline la tête sur le côté et si je n'obtempère pas assez vite, il commence à émettre des petits sons avec sa gorge qui vont aller en amplifiant et à chaque fois je craque. Si j'avais su qu'un jour je me noierais dans la douceur des yeux d'un animal j'aurais rétorqué que quand même il y avait des limites à la plaisanterie
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Mais la vie échappe aussi aux gens heureux, Joan ne lui avait rien dit mais elle s'était tout de même rendu compte que quelque chose le tourmentait, qu'il n'avait plus les mêmes comportements.
Il battait en retraite doucement mais surement sur des positions qu'il pensait être imprenables, mais dont certaines lui échappaient très vite et qu'en dépit de l'énergie déployée il devait abandonner à leur tour pour en gagner d'autres où il se croyait à nouveau en sécurité. Une nuit, elle l'avait senti tressaillir comme quelqu'un qui sanglote.
Elle n'avait pas osé allumer la lumière pour ne pas l'humilier mais ce n'était que la confirmation de ce qu'elle avait déjà compris.
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Le lendemain matin, j'ai profité d'un instant où il buvait son café le nez dans son bol pour lui dire :
- Tu ne penses pas qu'il serait temps que tu me parles, tu n'as pas quelque chose à me dire ?
Il a cessé de boire le visage restant masqué par son bol ; visiblement il hésitait puis, il l'a posé avec un bruit sec et sonore comme ceux du gendarme que l'on entend dans les coulisses des théâtres avant le lever de rideau.
- Je ne sais pas pourquoi je me suis tu, une chose est certaine, c'est que tu as le droit de savoir la vérité, je ne voulais pas te faire ça à toi, je pensais que je pourrais régler la question tout seul avec mon toubib. C'était une erreur, le verdict est tombé, c'est fichu, il n'y aura même pas de bataille possible je suis parvenu à un stade dont on ne revient pas.
Elle avait compris depuis quelque temps que le tempête allait se lever, que les beaux jours auraient peu de chance de revenir et la peur avait commencé de l'enlacer la broyant lentement comme le tronc d'une glycine.
S'en suivirent trois mois d'épouvante au cours desquels ils avaient à peine eu le temps de se parler de se donner le trop plein d'amour qui après ne leur servirait plus à rien.
Très vite était venu le temps de la souffrance permanente, celui durant lequel il avait les dents si serrées par l'angoisse qu'il ne pouvait qu'à peine parler.
Quand il avait une belle lumière de soleil levant ou couchant, elle l'installait sur la terrasse sous un parasol, venant le regarder de temps à autre sans troubler son silence. À d'autres moments il lui demandait de rester là à ses côtés lui tenant la main et ils devisaient comme aux jours heureux. Il lui donnait des conseils pour le jardin et la maison craignant qu'elle ne s'y retrouve pas dans tout ce qu'il avait organisé mais dont il était le seul maître.
Le répit avait été de courte durée, la souffrance augmentant il refusait désormais de sortir de son fauteuil, gardant les yeux ouverts sur la vue ensoleillée ou sur la nuit où flottaient les angoisses, le corps décharné enveloppé dans un plaid.
Puis il n'avait plus quitté son lit assommé par les analgésiques et quand il souffrait trop par des médicaments qu'on lui mettait dans ses perfusions.
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J'ai commencé à marcher tout de suite dès que j'ai eu connaissance de son état, j'avais si peur de ce que je ne pouvais ni ne savais nommer mais que j'imaginais.
Je savais qu'un peu lâchement j'avais peur pour moi, lui était déjà au-delà sur le chemin des étoiles comme il le disait.
J'avais peur de craquer, de lui montrer que je n'assumais pas. De lui jeter au visage que je n'acceptais pas de le voir m'abandonner là en pleine force de l'âge qu'il était lâche, qu'il n'avait pas de parole enfin toutes sortes d'inepties qui concentraient ma peur, ma colère, mon chagrin.
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Sur mon parcours il y avait eu une coupe de bois dont les grumes avaient été entassées en bordure du chemin. Elles m'offraient un lieu de pose, je pouvais m'installer comme dans un transat, un peu raide soit mais confortable. Je fermais les yeux, faisais le vide et laissais filer le temps et les nuages.
Dans ce lieu tout respirait la beauté, les fleurs sauvages qui avaient envahi la coupe, les fougères qui déroulaient leurs crosses d'un geste gracieux, et que dire du soleil qui glissait ses rayons au travers des feuilles des survivants que l'on avait graciés pour en faire une futaie, irradiant les gouttes de rosée.
Le chien ne me demandait rien, il avait repéré l'entrée d'un terrier de blaireau et à chaque passage il en assaillait l'ouverture espérant en voir surgir l'animal qui profitant de ses multiples sorties était déjà loin de là courant dans les halliers.
C'est lui pourtant qui me donnait le signal du retour en venant poser sa truffe humide et terreuse sur mes genoux. Ces évasions n'étant possibles que les jours où quelqu'un venait assurer la garde du malade rendant possible ces impromptus.
Le garde-chasse, qui la première fois était venu me verbaliser pour l'errance de mon chien, connaissait désormais ma situation ne me menaçait plus se contentait de passer son chemin avec un geste amical de la main.
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Mes rapports avec le médecin étaient difficiles cela avait commencé après que nous avions eu refusé l'hospitalisation, puis depuis quelques jours quand je lui avais indiqué qu'il était hors de question d'un départ pour un service de soins palliatifs, la crise, de latente qu'elle était, avait pris désormais des aspects de guerre ouverte.
Pour moi c'était lui, c'était mon mari, l'amour de ma vie, le père de mes enfants et chaque miette de lui était importante ! Même si le temps ne ressemblait plus à rien nul ne pouvait s'octroyer le droit de nous en priver !
Pour lui c'était son patient, sa bataille, même perdue d'avance il se devait de la mener. Il avait une équation à résoudre et il enrageait de ne pas y parvenir !
Quand est arrivé le terme de notre voyage que les heures ont été comptées que les souffrances ont empiré, rassemblant ce qui me restait de courage je lui ai demandé s'il était possible qu'il abrège ces instants douloureux.
Il y a eu un temps de latence, puis il s'est levé comme s'il voulait donner plus de poids à son propos.
- Ce que vous me demandez-là n'a rien à voir avec la médecine. Le serment d'Hippocrate que je m'honore d'avoir prononcé me demande d'aller jusqu'au bout de ma démarche thérapeutique. Je ferai mon devoir.
Sur ce Bonsoir madame et il était déjà parti. Je suis restée un moment scotchée sur place ne pouvant faire le moindre geste ni prononcer la moindre parole.
À qui aurais-je pu parler d'ailleurs j'étais seule avec lui qui n'avait plus sa connaissance.
Je me suis blotti dans son fauteuil enveloppé dans le plaid qui portait encore son odeur. Je ne pleurais pas étant vide de tout, de joie, d'espérance, de chagrin voire même de fureur.
A une heure du matin, je me suis levée et je me suis rendue dans la salle de bain, là du fond d'un tiroir j'ai sorti une boite en aluminium dans laquelle depuis des éternités dormaient une seringue et des ampoules de morphine.
Je suis restée à ses côtés lui tenant la main tandis qu'il s'enfonçait doucement dans la nuit me laissant seule face à l'aube qui se glissait entre les rideaux.
Dans la cuisine le chien n'avait cessé de pleurer le nez posé sur ses pattes et j'avais dû aller lui caresser la tête pour qu'il s'apaise, depuis la maison était totalement silencieuse plongée dans l'obscurité.
Lorsqu'il est arrivé pour signer le permis d'inhumer, il a regardé la seringue et s'est tourné vers moi – que lui avez-vous injecté ?
J'avais décidé de ne plus lui répondre je suis donc resté coite.
Dans ces conditions je ne peux signer ce document et je vais devoir faire un signalement au procureur de la république. Il m'a laissé là sans un mot de compassion, mais de sa compassion je n'en voulais pas.
Une amie m'a envoyé un médecin de sa connaissance qui a écouté mon récit en hochant la tête il a juste énoncé je vois et m'a signé le certificat.
Quinze jours plus tard j'était convoquée à la gendarmerie où je me suis contentée de rester confinée dans mon silence en larme devant des gendarmes très mal à l'aise.
Depuis je n'ai plus eu de nouvelle, mais je sais que cela pourra survenir comme ça à l'improviste.
Cela m'est indifférent de toutes façons ils ne pourront rien prouver toutes les traces ont disparu.
Et moi je marche à travers la campagne pour me souler de pollen et de couleurs.
À force de chercher querelle au blaireau mon chien a eu la surprise de sa vie. Alors que je somnolais allongée sur mes troncs j'ai entendu des grognements suivis des aboiement effrayé de mon chien que j'ai vu passer devant moi battant en retraite poursuivi par un blaireau vindicatif et pour la première fois j'ai recommencé à rire !!!