à  retrouver sur  Lettrines de Viviane Youx

Le lendemain, jour désiré et attendu par Charles, ce lendemain qui devait lui apporter la satisfaction d’une demi-vengeance, ce lendemain qui devait être suivi d’autres lendemains non moins pénibles, arriva enfin, et Charles revêtit avec bonheur le masque trois couches, confectionné par Betty.  C’était bien ! Un coup de blizzard eût été amorti par ces restes providentiels de popeline, feutrine et élastique, soigneusement collectés par sa vieille cousine, peur du lendemain qui ne l’avait pas préservée d’une mort inéluctable. Une maladie s’était déclarée, une forme nouvelle d’épidémie qui tuait prioritairement les vieux. Elle y succomba après quelques semaines de rudes souffrances. Il ne la revit pas sur son lit de mort, et ne s’en plaignit pas. Il se trouva soulagé de ces querelles qu’elle lui faisait sans cesse. 

 

Charles sortit rayonnant dans la rue, où l’attendaient les premiers signes du déconfinement, au moment où sa voisine sortait par la porte opposée pour faire son inspection matinale. Charles salua poliment, prit le chemin du tabac, pour la première fois sans autorisation auto-déclarée. Il suivit le trottoir tout droit, sans quitter le fil du cordeau, distanciation physique intégrée. La voisine fut sur lui en un éclair, lancée à tout berzingue, fit le geste de lui accrocher le bras, qu’elle rata.

 

La voisine

Pourquoi cet accoutrement ? Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle invention ? Vous devriez vous trouver heureux d’avoir de l’air au lieu de la fièvre.

 

Charles

Ma voisine, je serais bien plus heureux d’y conserver la santé, je me couvre le visage avec un masque.

 

La voisine

Un masque ? Oubliez-le, Monsieur ! Oubliez-le vite !

 

Charles soupira, mais dans son masque. Et déclencha une quinte de toux.

 

« Vaurien ! Benêt ! s’écria la voisine. Vous mériteriez que je vous arrache votre masque !

 

Charles

Comment donc ! Mais j’en serais enchanté, ma voisine. Voici mes virus ! »

 

Charles présenta son masque à sa voisine stupéfaite ; la surprise lui ôta sa présence d’esprit accoutumée ; elle prit machinalement le masque par les élastiques et se mit à examiner les finitions des coutures en se tournant vers Betty qui était à la fenêtre. Charles, sans perdre de temps, saisit un second masque dans le fond de la poche droite de son paletot, Betty avait été prévoyante. Dans sa poche gauche il saisit un gant fin, il se dépêcha de l’enfiler et finissait de l’ajuster sur sa main droite, quand sa voisine, un peu honteuse, se retourna.

 

La voisine

Tu me laisseras donc ce masque infecté ?

Charles

Non, ma voisine, je vous le reprends ; c’est fini.

 

La voisine

Tu me le reprends ? Comment donc ? 

 

Charles

À l’instant, ma voisine. Pendant que vous examiniez le travail de couture, je prenais un gant pour mettre le masque que vous avez touché dans un sac pour le désinfecter. 

 

La voisine

Le désinfecter ! Le masque que j’ai touché ! Misérable ! Traite-moi de pouilleuse, aussi ! Remettez-le, votre maudit masque !

 

Charles

Je suis bien fâché, ma voisine ; c’est impossible ! Mais je ne pouvais pas imaginer que vous le toucheriez ; je croyais que vous le regarderiez, à un mètre, pour respecter la distance. Vous êtes certainement trop bien informée pour ne pas vous conformer aux gestes barrière.

 

La voisine

Gestes barrière ! Misérable ! Tu vas me le payer !

 

La voisine fit le geste de saisir Charles par le bras. Il fit un bond en arrière, brusque, surpris lui-même par sa présence d’esprit. Il craignait autant la violence des emportements de sa voisine capable de saisir n’importe quelle baguette pour le frapper que le danger hypothétique du virus. Deux précautions valent mieux qu’une. Charles se retourna d’un air riant. Sa vivacité l’avait parfaitement préservé, il n’avait pas senti son toucher. Il crut pouvoir s’en aller, mais non sans avoir lancé une phrase vengeresse. 

« Je vais aller signaler votre conduite à ces policiers au bout de la rue, ma voisine. »

 

La voisine

Imbécile ! Je te défends d’y aller !

 

Charles

Pardon, ma voisine, M. le ministre nous l’a recommandé : et vous savez qu’il faut se soumettre à l’autorité. Il nous a recommandé de contribuer à faire respecter les gestes barrière pour faire reculer l’épidémie. 

 

La voisine

Serpent ! Vipère ! Je te défends d’y aller. »

 

Charles ne répondit pas et partit, laissant sa voisine stupéfaite de tant d’audace. 

 

« C’est qu’il ira ! s’écria-t-elle au bout de quelques instants après être rentrée dans son jardin. Il est assez méchant pour le faire. Quelle malédiction que ce garçon ! Quel serpent j’ai nourri de mes biscuits ! Coquin ! Bandit ! Assassin ! Et tout juste je me suis approchée de lui qu’il s’est dérobé. Pour qui se prend-il ? Quel donneur de leçons ! Je lui en mettrais, moi, des gestes barrière ! C’est bien la première fois que je lui vois accorder foi aux autorités ! Comment a-t-il su ? Il a laissé mourir sa belle-mère dans d’horribles souffrances ! Elle étouffait, n’avait plus d’air, et plus on lui en donnait, plus elle en manquait. Et que faisait-il, ce gredin ? Rien. Il n’allait même pas la voir. Comment a-t-il su qu’il ne pouvait pas y aller ? J’ai bien juré mes grands dieux que je ne l’abandonnerais pas, ma bonne amie, refoulée, sans raison, je peux comprendre, je n’étais pas de la famille. Mais lui, il n’avait pas trop l’air d’y croire qu’elle était à l’article de la mort. Une invention infernale, une atroce calomnie, et voilà le résultat. Elle est partie, seule. Je fulmine, je tempête, et pour quoi ? Il se pavane avec son masque. Jamais je ne le mettrai, ce masque, pour arrêter de respirer, comme ma bonne amie ! De vrai, on ne m’en conte pas, à moi. Des fadaises, qu’ils nous racontent. Des maladies, j’en ai vu, j’ai réchappé d’autres épidémies, je profite ; et ses menaces masquées, le chenapan, il peut les garder ! Pourvu qu’il n’aille pas en parler !

 

Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’elle eut la pensée de courir après Charles et d’empêcher de vive force sa visite aux policiers ; mais il était trop tard, il était allé jusqu’au tabac d’où il ressortait. Il suivait le fil du trottoir en sens inverse, souriant et sifflotant. Et de policiers, aucune trace. 

 

Librement pastiché depuis Un bon petit diable, chapitre VI, La Comtesse de Ségur