« Tu comprends, je l’ai rencontré ici, chez Karine Duflot, ma copine d’enfance ; eux, ils ont une maison au coin, sur le chenal, ça fait quelque chose comme 20 ans qu’on vient à La Tremblade ; on a fait nos premiers pâtés de sable sur la Grande Côte, entre les pins… Il était là, à une éclade, tu sais, ce truc où tu manges plus de charbon que de moules ! On s’est plu tout de suite, on s’est replu. Enfin, oui, pendant les quinze jours ! Oh ! on a beaucoup discuté, on s’est baladé un peu partout ;   très vite je me suis dit : je quitte Paris, je n’en peux plus ! C’est ici qu’est ma vie, je le sens, je le sais. Un tel feeling, ça ne trompe pas! »

 

           Nous sommes ici, Céline et moi, sur le chenal, un petit ponton à pilotis, où le cabanon dégustation huîtres et moules a installé quatre tables ; un vent léger nous porte des senteurs de mer et aussi quelques relents de vase, une odeur douce et puissante, inimitable, qui me revient l’hiver dans mon registre de senteurs d'été, quand je suis loin de cet endroit, que j’aime moi aussi depuis si longtemps. Alors, amoureuse une fois de plus ma Céline, je suis toutes ses folies avec vaillance depuis des années, mais là elle fait fort ! Son compagnon actuel est resté à Paris ; il travaille, le pauvre et nous sommes descendues entre filles dans ce coin de l’Atlantique que nous aimons tant.

 

            Le petit blanc aidant, il faut dire que c’est une tuerie avec les bulots du patron, poivrés à point et le pain noir un peu collant de la boulangerie d’Arvert ; j’écoute !

 

            J'écoute ! « Campagne, fruits de mer, tout mon rêve ! Avec Didier, je vais créer un concept novateur ; enfin, un peu comme en Espagne : « Pescos y Mariscos », tu as vu ça sur la Costa Brava ? Du poisson que tu choisis, on te le pèse et le cuit devant toi, à la Plancha. Un taf d’autoentrepreneur. Didier est dans le métier, pour l’instant, il est mareyeur ostréiculteur avec son père.

 

            Après tout, ça tient peut-être la route ! Enfin, le chenal, ce nouveau projet. Elle a déjà la tenue de l'emploi : T-shirt marinière, ciré jaune qui entoure le dossier de sa chaise. Ah ! ce qu’on est bien !  Je dis : « en somme, c’est le retour à la terre ».

 

            Elle rit : le retour à la mer, tu veux dire. Lyrique : le flux et le reflux, le rythme de la vie, les barges endormies au gré de la marée, à l’entrée de la Grève : c’est ainsi qu’on appelle le chenal. Les grosses barques à fond plat et lui, si beau dans son ciré, ses larges mains brunies, calleuses, les dents très blanches, le visage doré sous les cheveux blonds emmêlés avec impertinence. Céline insiste ; sur l'écran de son portable, un très beau type, très jeune aussi, à ce que je remarque, le corps tendu dans l’effort hèle des casiers sortis de l'eau vers le ponton.

 

            Pour Céline, c’est la grande aventure : à l’aube, on va relever les casiers, là où les huîtres grandissent, d’une vie secrète, sous-marine et glauque. C’est son baptême du feu, non de l’eau, en ce pays si fascinant parce que si changeant.  Le vent du petit matin s'est levé, on grelotte toujours un peu dans les embruns. Concentré et précis, Didier l’oublie ; il assiste son père et se met à l’eau avec ses grandes cuissardes vertes. Il obéit aux ordres, ce n’est pas lui le patron de la barge.

 

            Les amarres cliquètent, le moteur tourne, il faut se hâter avant le mouvement de la marée. Le soleil monte dans le ciel pur, il fait froid et mouillé. Dans ses bottes à elle, l'eau monte, elle a les pieds gelés. Elle ne sent plus ses doigts, le pont de la barge est glissant et le filin auquel elle se cramponne ne la sécurise pas. L’eau verte est là tout près. Elle a peur, elle a très froid et personne ne s’occupe d’elle.

 

             Quelque temps après, je suis de retour à Paris, j’ai repris mon travail et je reçois un mail de Céline, me racontant la suite de ses aventures. Je songe : le flux et le reflux : « le monde fond et flue à flots » dans cette coquille nacrée. Les huîtres, à Paris, se civilisent ; elles sont bonnes, certes, mais comme un souvenir de leur vie sauvage et mystérieuse ; ce ne sont plus mes huîtres de La Grève.

 

            Récit de Céline ; tu ne vas pas le croire, mais c’est le froid aux pieds qui m’a eue !  Toujours à patauger et quand tu sèches, tout est raide de sel ; tu cartonnes de partout ! C’est un détail, mais je n'ai pas pu surmonter ça ! Didier il était gentil, encourageant ; il me disait : « tu es mon apprentie préférée » ; et encore, si c'était fini quand on rentrait, mais non ! gros petit dej chez les parents : le grillon charentais à 9h du mat avec le café. Beurk !  Ensuite, on décharge les casiers qu'on a ramenés sur la barge ; trop dur pour moi, j'étais « à la réception » devant les bacs de ciment  pour nettoyer les huîtres,  pour les rendre présentables ; on leur fait la toilette en somme; le tout à l'eau glacée, on gratte avec des crochets pour éliminer le plus possible de tout ce qu'elles ont ramassé sur le dos pendant leur croissance. C'est rude, dans l’atelier c'est très sonore, un hangar. Et je voyais mon Didier se démener, courir dans tous les sens, conduisant le transpalette. Sa mère était de l'autre côté à l'atelier-magasin de vente ; plus soft mais tout aussi glacé. L'huitre reste au frais, c'est bon pour sa santé mais nous, on se gèle.

             Entre ces petites merveilles décorées de citron sur leur lit de glace pilée et leur élevage, il y a un monde, me dis-je en moi-même.

            Céline reprend : « Mais je me suis obstinée, je ne voulais pas lâcher l'affaire, j'allais m'habituer : en douceur », disait Didier. On sortait un peu, avec ses copains, au petit café sur la place après « les parcs » c'était sympa ; il était très fier de me montrer à tout le monde. Tu sais que je m'adapte vite ; donc ça, c'était bien ! Avec les parents, c'était très difficile ; je sentais que je gênais, il y aurait eu du boulot ! Je dis il y aurait ! 

 

 Notre histoire est tombée à l'eau. Très vite, j'ai senti qu'on n'allait pas s'en sortir. Je me suis monté un film avec notre histoire de Pescos y Mariscos, je découvrais que Didier n'y avait jamais cru vraiment ; nous avons décidé de rester bons amis. On se reverra l'été, en copains ! On se plait toujours d'ailleurs !

 

            Elle exagère sans doute ma Céline qui aime son confort de citadine. Comment affronter cette rude vie sans préparation ?

 

            Nous nous revoyons de temps en temps à Paris, nos relations se sont plutôt éloignées. Pas de plateau d'huitres dans une brasserie branchée cette année.

 

            Il y a un mois, un mail de Céline : je veux te voir ; mon idée de quitter Paris, c'est toujours là, j'ai rencontré dans les Alpes un très beau mec, moniteur de ski et fromager sur l'alpage l'été…

 

            Tiens tiens ! On ne se refait pas !  Sacrée Céline !