Elles se connaissent depuis leur scolarité à l'école primaire, période au cours de laquelle elles n'avaient pas particulièrement lié de relation.

Mais le fait de se retrouver dans la même association de parents d'élèves tant d'années plus tard les a brusquement rapprochées.

C'était pourtant une époque bien lointaine ces années d'apprentissage mais elles en parlaient comme si c'était hier. De ces retrouvailles était née un véritable compagnonnage. Elles échangeaient devant le collège après avoir déposé leurs enfants et se réunissaient pour préparer les séances de conseil de classe. Pour rendre cela plus chaleureux elles squattaient l'arrière-salle du café-tabac tous les vendredi matin.

Elles en ont connu des crises de rire lors de ces rencontres, les souvenirs des unes    faisant resurgir les souvenirs des autres, c'était à celle qui surenchérirait.

Il y en a des oreilles qui ont dû siffler car elles ne se privaient pas de ressortir tout ce qu'elles avaient sur le cœur à propos des camarades de classes ou des enseignants.

Les plus délurées se levaient pour mimer des scènes réelles ou figurées, et les autres de rire aux larmes la mâchoire douloureuse. Elles chantaient en chœur ce que mademoiselle Flore l'institutrice de primaire leur faisait entonner pour bien mettre à l'index ceux qui n'avaient pas réussi leurs exercices : "Les ânes aiment les carottes, les carottes n'aiment pas les ânes hi han hi han" et toute la classe hilare braillant à qui mieux mieux en désignant du doigt les coupables agenouillés sur leur table.

Quand la patronne leur apportait les consommations, elle restait avec elles jusqu’à ce qu'un client l'appelle, lassé d'attendre son café qui refroidissait sous le percolateur ou le commercial qui n'avait plus de pièce pour le flipper.

C'était à regret qu'elle regagnait son bar où elle racontait aux clients toutes ces histoires qu'elle venait d'entendre faisant ainsi s'étendre la vague de rires.

Il est des matins où le cœur était plus ou moins lourd et ce jour-là, on riait et pleurait à la fois pour parler d'amour, d'abandon, parfois de violence ou de fins de mois difficiles.

  •  Allez raconte-nous, ne fais pas ta timide, on sait ce que c'est, on est entre femmes, un homme ça reste un homme et ils ne sont pas bien inventifs !!!

Mais il y avait aussi les conseils de classe et d'école à préparer et certains matins il fallait bien ouvrir les dossiers pour peaufiner les questions et doléances qu'elles présenteraient aux enseignants et aux représentants de la mairie.

Les mêmes thèmes revenaient régulièrement : la cantine où les plats proposés rebutaient les élèves faisant qu'ensuite ils avaient faim dans l'après-midi, l'hygiène et la sécurité dans les toilettes où les filles ne pouvaient pas être tranquilles.

De mon temps racontait Luce, les récréations étaient séparées il y avait un mur au travers de la cour filles d'un côté garçons de l'autre et gare à celui ou celle qui transgressait cette consigne…

La sécurité à la sortie de l'école pour protéger les enfants de rencontres inopportunes et que sais-je encore !

Plus inquiétante étaient l'apparition saisonnière de jeux qualifiés de dangereux par les parents, certains enfants et le conseil des maîtres.

L'an dernier rappela Bernadette ils jouaient à l'ours jeu, au premier regard sans conséquence, si ce n'est des cris et des bousculades.

Cette attraction exaspérait les maîtres car il fallait ensuite qu'ils reprennent le contrôle de la cour, jusqu'au jour où l'on se rendit compte qu'en plus il permettait de masquer le harcèlement que subissaient certains élèves.

En effet l'enfant choisi faisait partie de ceux que l'on n'invite jamais à jouer que l'on bousculait dans les couloirs ou à qui l'on jetait de l'eau par-dessus la porte des toilettes.

Ils étaient contents d'être choisis pour participer à ce jeu ne se rendant pas compte des risques encourus : jeté au sol et bientôt recouvert par ceux qui voulaient se joindre à l'hallali. Évidemment sous le couvert de l'anonymat on ne se privait pas de le rouer de coups de poings et de pieds le laissant à moitié assommé lorsque le groupe s'éparpillait tel une volée d'étourneaux.

Selon ma fille Berthe cette année cette pratique semble abandonnée ajouta Ernestine, les plus grands s'adonneraient plutôt au jeu du foulard.

Michelle n'a rien entendu, pour rien au monde elle n'oserait leur dire qu'elle en a toujours rêvé d'être choisie pour l'ours. Elle était plutôt grosse et en dehors des insultes elle n'intéressait personne. Elle n'aurait pas été peinée de se faire bousculer un peu et peloter beaucoup au milieu de ce fatras, ah une main passée sous son pull. Mais même là on n'avait pas voulu d'elle.

  • Tu m'écoutes oui ou non
  • Oui excuse-moi j'étais ailleurs…

Il faut intervenir tout de suite avant que la situation ne dégénère, vous êtes d'accord là-dessus. Évidemment qu'elles étaient en phase, même Michelle qui était revenue de son voyage dans le temps opinait du chef.

Ainsi passaient les jours et les semaines dans cette petite bourgade où l'amitié permettait de compenser la monotonie des jours, les peines de cœur, les ennuis d'argent, les rêves que l'on n'exaucerait jamais.

***

Luce se pressait de rentrer, c'était une journée où elle terminait tard, mais déjà qu'elle n'avait pas tellement d'heures de travail elle ne pouvait s'offrir le luxe de refuser les horaires décalés.

La maison était plongée dans le noir, elle appela Camille à plusieurs reprises sans obtenir de réponse, retourna à la boite aux lettres récupérer le courrier.

Elle ne comprenait pas l'absence de sa fille, celle-ci ne lui avait rien annoncé de particulier pour cette journée. Elle se fit chauffer un reste de café qu'elle but en triant son courrier, enfin les publicités qui encombraient la boite.

Le cœur n'y était pas, elle monta pour vérifier que sa fille ne s'était pas endormie dans sa chambre.

Elle frappa à la porte, sa fille y tenait, et sans réponse, entra dans la pièce.

Elle resta sur le seuil incapable de faire un geste ou de crier, sa fille gisait au pied de la fenêtre, pendue à l'espagnolette avec son écharpe.

Après l'avoir détachée, elle s'est assise dos au mur, la tenant dans ses bras comme elle le faisait lorsqu'elle était petite et l'a bercée doucement en lui chantant les comptines de son enfance.

Dès qu'elle eut appelé ses amies à la rescousse, elles furent là, l'entourant de leur amitié même si les larmes embuaient leur vue.

Elles étendirent la petite sur son lit, appelèrent la police et le médecin…

Luce qui avec leur présence avait retrouvé un peu d'aplomb leur demanda de chercher si par hasard sa fille n'avait pas laissé un mot enfin quelque chose qui lui permettrait de comprendre ce qui s'était passé. Elle ne voulait pas que ce soit la police qui mette la main dessus si lettre il y avait.

Ce jeu stupide, elle savait bien qui en étaient les meneurs qui l'avaient réintroduit cette année au collège et elle voulait aller s'en expliquer avec leurs parents et le principal. Elle s'énervait recommençait à pleurer tombait dans des moments de silence pendant que les autres fouillaient toute la maison.

C'est au milieu de ses livres qu'elles trouvèrent son journal intime comme elle l'avait écrit sur la couverture. Elles n'eurent pas le temps d'en parler, ni de regarder ce qu'il contenait car police-secours venait de débarquer.

La machine administrative se mettait en branle, ce n'était plus un problème familial mais un fait divers qui touchait toute la commune.

Même le maire se présenta sur les lieux, tandis que les habitants se pressaient aux abords du portail où un agent dut se mettre en faction pour éviter les intrusions.

Tandis que Luce répondait aux questions des agents épaulée par Michelle, Ernestine et Bernadette exfiltraient le journal intime de leur Camille aux yeux couleur d'étang.

Elles ne se faisait pas d'illusion à propos de ce que pourrait leur révéler ce cahier, elles en avaient tenu elles même et, sachant très bien que leurs mères les lisaient elles n'y mettaient que des choses, qui elles le savaient, ne poseraient pas de problème à la censure.

La police a fait emmener l'enfant au service médicolégal pour autopsie, la fouille de sa chambre n'a rien révélé de particulier, et tout ce monde comme la marée descendante est repartie les laissant là abasourdies par la catastrophe qui venait de les frapper.

***

C'est Bernadette qui a battu le rappel, nous devons nous voir d'urgence leur a-t-elle dit. Ernestine nous prépare un grog cela nous aidera, venez à la maison autant mettre de l'espace entre Luce et la chambre de sa fille.

Elles ont beaucoup parlé, un peu mangé, beaucoup bu. Elles ont lu et relu les pages du journal de Camille, s'imprégnant de tout ce qu'elle racontait.

Comment est-ce possible se disait Luce, cela a duré des mois et je n'ai rien vu venir, rien senti.

Elle supplia qu'on lui donne le fusil de chasse de feu le mari de Michelle pour qu'elle aille régler le problème elle-même avant que police et justice ne s'en mêlent. Elle avait tant bu que même avec un fusil elle n'aurait pu faire grand- chose.

Au petit matin elles s'étaient endormies n'ayant plus de larmes à verser, mais dans leurs têtes la situation était claire. Pas de baratin pas de trace, une condamnation à perpétuité avaient-elles décidé, mais surtout pas la mort ce serait une peine trop douce. 

Il fallut attendre que le processus administratif ait suivi son cours, que le village prenne le deuil de cette enfant disparue et que les élèves du collège aient défilé en teeshirt blanc une rose à la main de la maison de Camille jusqu'au collège.

Il fallut que Luce reçoive les condoléances de chacun en hochant la tête qui était bien ailleurs… puis le bruissement provoqué par ce drame commença à s'apaiser comme le vent au lendemain d'une tempête.

Chez les quatre la tempête ne faisait qu'enfler au point qu'elles en avaient des douleurs dans le bout des doigts.

***

C'est fermé mesdames si vous voulez me rencontrer je peux vous donner un rendez-vous mais pas comme cela à la volée, n'insistez pas.

Elles ne semblaient pas entendre ses propos et marchaient résolument vers lui, comme mal à l'aise il reculait devant leur avancée et il finit par se trouver acculé au fond du gymnase le long des espaliers.

Il pouvait entendre son cœur battre, il était inquiet mais se disait qu'il n'avait rien à craindre, elles étaient là, mais n'avaient rien contre lui, de plus elles ne semblaient pas agressives. Soudain l'une d'entre elle a sorti un cahier de son sac l'a feuilleté et a commencé à lire. 

  • Il a recommencé, je l'ai supplié mais il a fait celui qui n'entendait pas, il m'a poussé contre les espaliers m'y a attaché les mains, puis il a baissé mon survêtement et m'a violé comme toutes les autres fois.

Une pause, un silence terrifiant…

  • Il a commencé le jour où j'ai été championne départementale de cross, il ne m'a pas laissé prendre le car au retour et m'a amenée ici au gymnase…

Pause et ainsi de suite, reprise pause, elle a tout noté dans son journal.

Sa colère sa haine, sa honte de n'avoir rien dit. Mais autant il pouvait se montrer cajolant, autant il faisait peur quand il la menaçait de l'étrangler.

  • Je t'aime mais si tu trahis notre secret je n'hésiterai pas une seconde à le faire …

Luce s'est effondrée sur le sol et pleure en silence, il perçoit un relâchement dans leur attention et pense qu'il est temps qu'il reprenne la main. Il commence à parler, mal lui en prend.

  • On ne t'a rien demandé, toi tu te tais on va t'appliquer la sentence !

Celle qui se trouve à sa gauche, Michelle il ne sait plus comment, laisse tomber son imperméable, il découvre alors stupéfait et terrifié qu'elle y dissimulait une batte de baseball.

Elle s'approche de lui le visage inexpressif, par réflexe il se protège la tête, au moment où elle lève les bras il se pense déjà mort.

La douleur lui fait pousser un hurlement, cette folle vient de lui exploser la rotule. C'est lui qui pleure à présent en se roulant au sol, achevez-moi supplie- t-il.

  • En aucun cas, tu es condamné à perpétuité mais tu devras juste trouver un autre emploi.

Ce matin le collège est fermé, les parents sont furieux d'être mis devant le fait accompli. Les élèves affichent leur joie devant cette journée de congé inespérée.

Puis la rumeur a commencé à enfler : on aurait trouvé un mort dans le gymnase, un homme pendu, il se serait pendu avec son écharpe …

Luce se remémorait en boucle une phrase qu'elle avait entendu elle ne savait plus ni où, ni quand.

"Le monde fond et flue à flot, ainsi disparaissent les neiges et les rires de nos jeunes années !"