Cette année, début janvier, au moment solennel où, traditionnellement, je liste mes bonnes résolutions, connaissant mon incapacité notoire à les tenir, je n’en pris que deux :

La première, fut celle d’entourer mon amie de longue date, Marie-Rose, d’une écharpe de douceur, d’attentions afin de l’aider à surmonter le désarroi, sans précédent, qui l’accablait à l’issue de son divorce. Daniel, son amour de tendre jeunesse, piétinait soudainement et avec la plus grande désinvolture tous les principes, toutes les valeurs, tous les idéaux qui les avaient unis, afin de convoler à nouveau avec un jeune tendron à l’attendrissante poitrine sous le tee-shirt moulant et aux fesses impudiques dans un short ultra court.

C’est ainsi que je passai, en compagnie de ma malheureuse amie, une soirée de la Saint–Sylvestre à l’approvisionner en kleenex, à écouter ses lamentions entrecoupées de sanglots. Elle ne pouvait comprendre qu’après une vie tout entière consacrée au service de son mari, elle fût ainsi répudiée.

Elle évoquait sans fin toutes les preuves de son dévouement qui toutes étaient, pour moi, les preuves d’un esclavage quelque peu avilissant au service d’un homme : repassage méticuleux de ses chemises, préparation de petits plats amoureusement mijotés, tenue irréprochable d’un intérieur susceptible, à tous moments, d’accueillir des invités dont l’opinion se révélait brutalement déterminante dans l’éventualité d’une hypothétique carrière politique.

« Je lui ai consacré toute ma vie », gémissait-elle tout en serrant convulsivement son mouchoir détrempé entre ses mains. « Je ne me suis jamais opposée à aucune de ses décisions même si, parfois, j’estimais que ses entreprises étaient un peu hasardeuses. Je lui ai même sacrifié la carrière dans laquelle je m’épanouissais et, plus encore, mon désir d’enfant tant il m’avait convaincue que nous nous complétions admirablement et que d’autres liens se révèleraient non seulement superflus mais potentiellement néfastes pour notre entente. Une entente qui, disait-il, devait durer jusqu’à notre mort. Et moi, je le croyais ! Et moi, j’y ai cru ! »

À ces mots, je retins difficilement un sourire et pire une réflexion : comment peut-on être assez naïve pour affirmer, ou croire, en la pérennité des sentiments, non seulement ceux de l’autre mais des siens propres, au cours du temps ? Me vint alors à l’esprit cette expression de Marie Cosnay : « le monde fond et flue à flots » qui devrait figurer, comme une sorte de mise en garde, en première page des livrets de préparation au mariage.

Comment faire part, à ma fragile Marie-Rose, de ma conviction que rien, dans aucun domaine, ne nous est jamais définitivement acquis et aujourd’hui moins encore qu’hier : ni amitié, ni amour, ni santé, ni travail. Rien. La vie et les êtres sont en perpétuelle mouvance ou, plus encore, en perpétuelle mutation. La vie exige sans cesse de nous une force d’adaptation, une capacité de rebondissement.

Je me tus car mes mots ne pouvaient être entendus, ils n’auraient pu que creuser davantage une plaie à vif. Lorsque, épuisée moi aussi, je réussis à la quitter, l’abandonnant à son désespoir, je me promis néanmoins de revenir régulièrement au cours des semaines suivantes car Marie-Rose n’ayant jamais passé son permis de conduire restait en quelque sorte, à présent, prisonnière de sa propriété à la campagne.

 

Cette promesse, je ne la tins pas. Elle se heurtait en fait à ma seconde bonne résolution : celle de prendre enfin soin de moi, c’est à dire d’écouter mon corps, mes désirs, bref de vivre en égoïste.

Je passai de nombreux jours à flâner plus que de coutume dans mon jardin goûtant les prémices du printemps, à l’affût des téméraires pâquerettes, violettes ou anémones, m’amusant des prises de bec des oiseaux autour de leurs mangeoires, me réjouissant du frétillement de la queue de mon chien ravi de ma compagnie inhabituelle.

Au moment de me résigner à téléphoner ou à visiter des amies déprimées par la solitude et les inéluctables ravages du vieillissement, je préférai de plus en plus souvent rejoindre les compagnons fictifs qui m’attendaient prisonniers au sein du livre abandonné la veille avec regret.

J’acceptai de ne plus considérer comme du temps perdu celui d’un repos postprandial et appris à savourer ces moments de relâchement à l’écoute de mon souffle, de rêveries parfois inspiratrices de textes en cours.

Bref après l’apprentissage de l’égoïsme, j’entrepris celui de la paresse.

Bien sûr ma première bonne résolution m’envoyait régulièrement des flashes de rappel : « Marie-Rose, n’oublie pas Marie-Rose ! Tu sais bien que ne conduisant pas, elle est prisonnière de sa campagne et qu’elle compte sur toi ! » Mais, curieusement, je les ignorais sans remords. 

Je dis curieusement parce qu’en effet le remords est un sentiment qui empoisonne mes jours depuis l’enfance car il me fut inoculé, jour après jour, en même temps que les apprentissages scolaires par les sœurs dominicaines et ce poison a la propriété d’orienter un mode de fonctionnement du psychisme une vie durant.

 

Cependant cette dolce vita de septuagénaire fut interrompue par un rappel à mon devoir d’assistance : Marie-Rose fit brutalement intrusion dans mon tête-à-tête entre mon bol de thé matinal et mes toasts croustillants. Quel gâchis augurant mal des heures à venir.

Entre sanglots et reproches pour mon indifférence manifeste elle m’avoua son incapacité à défendre ses intérêts dans la procédure entamée du divorce. 

Son ex-mari, si vertueux jusqu’ici, semblait à présent se comporter comme un redoutable rapace et vouloir la mettre dans l’obligation de quitter cette demeure bourgeoise à laquelle elle était d’autant plus attachée qu’elle lui avait consacrée des années d’énergie.

« Te rends-tu compte que je vais devoir tout quitter et partir avec deux valises ! En somme avec mes soutien-gorge et mes petites culottes car ma lingerie n’intéresse probablement pas sa putain sinon ils me laisseraient à poil ! A poil, je te dis ! »

 

Ce langage, peu coutumier, dans la bouche de mon amie m’alerta sur le sérieux de la situation. Bien que faisant bonne part à son exagération, je devinai, qu’hélas, il y avait une grande part de vérité dans ses affirmations. Même si mes notions de droit civil étaient un peu vagues, je savais que leur magnifique propriété composée d’une sorte de gentilhommière ainsi que de nombreuses dépendances au sein d’un parc arboré était en fait un bien d’héritage de son mari sur lequel elle n’avait aucun droit, aucune donation entre époux n’ayant eu lieu.

Je m’étais d’ailleurs permis, à ce sujet, d’attirer son attention sur cette problématique à plusieurs reprises. 

Elle m’avait très récemment vertement rabrouée affirmant faire toute confiance à la droiture et à l’amour de son Jacques incapable de trahir un serment prêté devant Dieu.

Les minutes passèrent, puis une heure et enfin une autre, j’étais toujours bloquée devant mon thé devenu froid, en tenue de nuit, non douchée, étourdie par ses propos, je sentais qu’il me fallait de toute urgence opérer une diversion dans notre intérêt à toutes deux et la méduser par une proposition tout à fait incongrue :

« Marie-Rose, mouche-toi un bon coup et écoute-moi ! Je file sous ma douche et toi aussi. Tu prépares deux ou trois affaires, ta trousse de toilette et je passe te prendre à 15 heures !

-C’est gentil mais je veux rester chez moi, je ne...

-Tatata ! Je passe te chercher et ...surprise, tu verras !

-Je verrai quoi ?

-Je ne t’en dirai pas plus pour l’instant. Tiens-toi prête à 15 heures ! »

 

Il me fallait faire vite mais l’idée je l’avais : 

Un, trouver deux places dans un TGV qui nous laisserait en fin d’après-midi à Paris.

Deux, dénicher deux places pour une pièce drôle.

Trois, une chambre d’hôtel correcte mais à un tarif acceptable car j’avais l’intention, en dépit de l’état un peu en berne de mon compte bancaire après les fêtes, d’offrir à mon amie un week-end susceptible d’enrayer sa chute dans les profondeurs de la déprime donc de cumuler les sorties : théâtre, cabarets, et plus, en fonction de l’inspiration et de l’opportunité du moment.

Je cumulai les chances : places disponibles et offres tarifaires séduisantes. Je retins deux places au théâtre dont les thèmes étaient assez éloignés de mes choix habituels mais retenus pour leur capacité à engendrer le rire : nous commencerions par le clan des divorcées...d’actualité pour tenter de dédramatiser sa situation.

Et puis, je décidai de laisser notre porte grande ouverte à toutes les opportunités, après tout n’étions-nous pas libres de nous laisser emporter par les flots les plus impétueux, loin de ce qui fut longtemps pour nous des certitudes ? 

« Attention, attention le TGV 9633 en direction de Paris entre en gare ! » 

Je distingue un faible mais, néanmoins, un sourire sur les lèvres de Marie-Rose, une Marie-Rose vêtue un peu comme une grenouillette de bénitier mais, peu importe, nous allions rapidement pouvoir y remédier !