Ça a commencé comme ça simplement. 

Moi je n'avais jamais rien dit, c'est la rencontre avec cette jeune femme au corps couvert de bleus qui m'a fait parler.

***

Cela braillait ferme sur le palier du Vème, puis j'ai entendu les premiers coups, il ahanait comme un bucheron accompagnant ses coups de han sonores.

Au début la femme hurlait, puis sa voix est devenue suppliante, et puis tout à coup on n'a plus rien entendu du tout.

Je me suis vilipendée, tu ne vas tout de même pas rester là sans rien faire et laisser cette brute agir en toute impunité.

J'ai posé le balai, mon seau et la serpillière et je suis montée quatre à quatre.

  • Non mais dites donc vous, ça n'est pas bientôt fini de vous comporter comme un animal.

Je ne sais pas pourquoi j'ai utilisé cette expression insultante pour la gent animale.

  • Vous savez que pour de tels agissements vous pourriez vous retrouver en prison !

Il s'est retourné, l'air hagard, le visage rouge et bouffi de colère, les phalanges pleines de traces de sang.

En le voyant dans cet état, j'ai eu un moment de doute, pensant qu'il pourrait bien me faire un mauvais sort

La femme gisait là, en travers de la porte, à demi dénudée, hoquetant doucement…

Il a fait un pas vers moi,

  • Tu veux que je t'en colle une ?

Je me suis avancée à mon tour jusqu'à le toucher, disant juste.

  • Tu peux répéter ce que tu viens de me dire ?

Je tremblais comme une feuille, des portes ont commencé à s'ouvrir, se sentant piégé il a juste ajouté un "poufiasse" mal assuré et il a dévalé l'escalier.

La femme s'était assise contre le chambranle tentant tant bien que mal de se rhabiller. Elle pleurait. Je lui ai tendu la main et l'ai aidée à se remettre debout, elle semblait avoir des difficultés à garder cette position. Elle est entrée dans l'appartement en chancelant et je l'ai suivie.

***

C'était un bel appartement, bien arrangé, un peu cosy. De jolis rideaux aux plissages élaborés agrémentaient les fenêtres.

Elle a surpris mon regard et s'est empressée de me dire : - c'est moi qui les ai confectionnés.

Cette femme avait de l'or dans les doigts comme on dit. Elle a préparé du café, a disposé les tasses sur un napperon, ses mains tremblaient encore.

Elle s'est enfin assise en face de moi, elle gardait le visage baissé, ses mains ne trouvaient pas le calme, elle les tortillait d'une façon instinctive.

  • Dites-moi, cela fait longtemps que ce porc se comporte ainsi avec vous ?
  • Détrompez-vous, il n'est pas ce que vous dites, ce à quoi vous venez d'assister vous trompe, il est parfois gentil.

J'ai senti la colère monter en moi, je me suis levée, l'ai saisie par le bras en lui demandant où était la salle de bain ? Elle n'a pas compris tout de suite où je voulais en venir.

Je l'ai plantée devant le miroir, elle ne voulait pas lever la tête, avec le plus de douceur possible j'ai dénudé le haut de son buste. Elle m'opposait une résistance de principe, mais elle a eu un haut le corps quand elle a été confrontée à ses épaules et sa poitrine marbrées de taches violettes et brunes indiquant que ces marques sur son corps ne dataient pas d'aujourd'hui.

Nous sommes retournées au salon, le café était froid, nous l'avons bu quand même sans un mot, après quelques instants j'ai réitéré ma question.

  • Alors ?
  • Depuis très longtemps, mais quand il ne s'énerve pas il peut être très gentil et il ne me bat pas trop.

J'ai failli l'interrompre pour lui demander ce qu'elle entendait par là, j'ai bien fait de m'abstenir car elle a poursuivi.

  • Je l'énerve, c'est ma faute, enfin c'est ce qu'il dit, par moments il faut que sa colère éclate, le problème c'est que dans ses temps de crise il ne se contrôle plus et qu'il se met à me frapper.

Sa voix ronronnait doucement, je ne comprenais pas tout tant ses lèvres étaient enflées. 

Il a commencé à y avoir un bruit sourd dans ma tête, un choc répétitif comme lorsqu'une lame vient frapper une digue. Je me suis mise à avoir chaud. Tu ne vas pas t'évanouir ma belle.

Soudain j'ai entendu ;

  • Vous vous avez la chance d'avoir un mari gentil ?

Il y a des tsunamis provoqués par des tremblements de terre, là il s'est produit un craquement brutal dans tout mon être.

Lorsque j'étais enfant mon père et moi allions nous promener le long du canal de L'Ourcq. Ce que nous préférions c'était regarder l'éclusier tourner les manivelles pour ouvrir ou fermer les vannes : l'eau commençait à suinter puis tout à coup jaillissait avec violence faisant remonter du fond du canal la vase et toutes sortes de débris au milieu d'une myriade de bulles. 

Là, tout à coup, c'est toute ma vie de femme qui a commencé à remonter pour soudain disparaître dans les tourbillons. J'ai juste entendu – Faut pas pleurer, mais il était trop tard, je ne contrôlais plus rien, il m'était impossible de revenir en arrière.

***

J'avais attrapé le fil et comme on détricote un pull il a suffi que je le tire, les mots sont venus en ribambelle.

Nulle difficulté, nulle retenue, j'ai étalé ma vie de femme, une vie tranquille, un mari sans problème, gentil avec moi, jamais un mot plus haut que l'autre, pas la moindre remarque acerbe.

Elle est retournée en cuisine nous faire du café…

Pendant ce temps je réalisais que je m'étais fait une vie de perruche en cage.

J'avais un point commun avec cette jeune femme, la couture. Je traquais les patrons dans les journaux de mode et je réalisais les plus beaux modèles, toutes mes amis m'enviaient.

Je ne sais plus combien de temps j'ai parlé ce jour-là, mais elle a fini par me dire qu'il fallait que je parte, qu'il allait rentrer, qu'il ne serait pas ravi de me trouver là et qu'il ne fallait pas lui donner l'occasion de s'énerver.

***

Je suis descendue terminer mon escalier, en effet il était temps, je n'avais pas nettoyé deux volées de marches qu'il est arrivé.

J'ai reconnu son pas décidé, et les insultes ont commencé à pleuvoir, en passant à ma hauteur il m'a craché dessus me ratant de peu, ensuite il m'a agonie de propos orduriers jusqu’à ce qu'il arrive à sa porte.

Nous nous sommes revues, alternant récits personnels et vie pratique dans lesquels la couture tenait une grande place.

Un après-midi, détendue, j'ai réussi à aborder cette journée de malheur, celle ou pour moi tout a semblé s'arrêter.

Un incident tout bête, j'avais oublié mes escalopes de veau chez le boucher. Gentiment il m'a proposé d'aller les chercher, je ne l'ai jamais revu…

Au petit matin j'étais folle de terreur, j'ai appelé le commissariat, l'hôpital, nos amis et connaissances, rien, il avait disparu sans laisser de trace.

Je suis resté anesthésiée pendant six mois attendant à chaque instant que la porte s'ouvre qu'il entre et jette les escalopes sur la table de la cuisine en disant excuse-moi il y avait la queue. Peine perdue, je crois que j'en serais toujours là si un fait nouveau ne s'était produit.

Mon agence bancaire m'a appelée, - Madame je vous signale que votre compte courant est à découvert, il faut faire le nécessaire rapidement car vous risquez l'interdit bancaire !

À découvert, cela n'avait pas de sens, enfin sur l'instant, c'est ce que je croyais.

  • Je vais passer dès ce matin faire un virement de compte à compte.

J'ai senti qu'elle marquait un temps d'hésitation avant de me répondre, elle m'a alors expliqué qu'il fallait que je fasse un nouveau dépôt car tous mes comptes étaient à zéro.

J'avais reposé le téléphone sans rien ajouter, il n'était pas mort, ni blessé dans un quelconque hôpital, il n'était pas amnésique errant dans les rues, il était juste parti sans avertissement.

La banque a clôturé mon compte et repris ma carte, une amie m'a aidée à trouver ce travail de femme de ménage dans cet immeuble cossu et je ne sais pas comment ma situation va évoluer.

En fait, je commence à en avoir une idée, le mari de ma nouvelle amie ne la bat plus, les hématomes sur ses bras, son cou et son visage changent chaque jour de ton, ses yeux qu'elle a très beaux semblent désormais avoir été pris en charge par un peintre surréaliste et ses iris nagent désormais au milieu d'un mélange d'ocres et de vert. Elle a encore les lèvres boursouflées, doit continuer à envelopper son cou d'écharpes cache misère, mais il y a du mieux.

Elle ne comprend pas comment mon intervention a pu faire que son mari ne la frappe plus.

Moi je sais, c'est sur moi qu'il fait désormais une fixation, mon intervention et mes menaces ont bloqué son processus mental, alors, il s'en donne à cœur joie.

Sa dernière facétie en cours le fait beaucoup rire, mais moi, je sais que la suivante ce seront les coups.

Désormais il ne se contente plus de m'insulter, de me cracher dessus et de jeter ses ordures dans l'escalier. Quand il arrive à ma hauteur il me frôle et donne un coup de pied dans mon seau. Plusieurs fois je me suis retrouvée inondée de la tête aux pieds et si je ne réplique pas, c'est que je sais qu'il n'attend que cela pour pouvoir me frapper.

Devant mon absence de réaction, il a soudain changé de tactique et recommencé à frapper sa femme. Quand j'ai entendu les hurlements j'ai su que le moment de l'affrontement était venu et que je ne pourrais plus l'esquiver.

Ce jour-là, il est descendu en courant laissant sa femme en pleurs sur le palier, comme à son habitude il m'agonissait de ses chapelets d'injures et cette fois il y ajouta : " - Alors comment crois-tu que tu vas pouvoir la protéger cette fois" ?

Je n'ai pas répondu, mais quand il est arrivé à ma hauteur me fonçant dessus, je lui ai lancé mon balai dans les jambes.

Il a juste eu le temps de faire Ho qu'il voltigeait déjà. Un premier rebond le nez sur les marches d'où il repartit en l'air beaucoup plus haut. Un aller et retour rampe mur, rebond sur la marche, de véritables prouesses d'acrobate.

Puis cette fois, étant monté beaucoup plus haut encore, il a fait Oh pour la seconde fois, a semblé marquer un temps d'arrêt, puis il est passé par-dessus la rampe et à disparu dans la cage d'escalier.

Il a bien failli écraser la concierge trois étages plus bas d'où elle demandait qu'il cesse ses cris, parce qu'elle avait eu des plaintes.

Quand plus tard j'ai traversé le hall pour ranger mon matériel dans le placard sous l'escalier, un policier m'a demandé de rester à la disposition de la police pour ma déclaration.

Incroyable, le balai n'était même pas cassé !