Peut-être que personne ne jettera un œil dans ce cahier, mais le jour où je partirai, je veux que ce soit avec la conscience en paix avec moi-même.

 

Deux années parties en fumée ! comme cela d’un claquement de doigts, enfin si on peut dire. Au moment où je touchais au port, que j’atteignais cette saison de la détente et de la chaleur, peut-être du plaisir et du bonheur !...

Des centaines d’heures de travail, de nuits blanches, de vacances zappées, de petits amis écartés, tout cela pour venir m’écraser comme un coléoptère sur un pare-brise estival, ici, sur une liste de résultats.

Cent-soixante-quinzième la première année, j’avais même perdu du terrain puisque la liste affichait deux-cent-deuxième en cette nouvelle tentative ; à croire que les jeunes pousses du printemps nouveaux avaient les dents plus dures et un esprit combatif plus affuté que le nôtre.

Ils appellent cela le « numérus-clausus », alors que les étudiants l’ont baptisé « la guillotine » celle qui brise le cou aux espérances et à l’avenir.

Le fleuve était gris et devait être froid. Même si les couleurs de la ville s’y reflétaient, sorte de miroirs aux alouettes, j’ai refoulé mon désir et passé mon chemin.

On prétend qu’un canard à qui l’on vient de couper le cou est encore capable de se déplacer en perdant son sang, et bien, je peux vous affirmer que c’est la même chose pour un humain. Je ne sais pas comment je suis rentrée chez moi, derrière Fourvière, mais je suis rentrée ! J’avais prévu une bouteille de rhum blanc et des limes pour fêter mon succès avec les copines, j’ai simplement noyé mon chagrin, écrasé sous une chape de plomb hors saison.

Tout, j’ai tout avalé, désespoir et illusions, à coup de petits punchs planteurs. Quand j’ai eu la tête dans le mur je me suis endormie sur le carrelage.

Spectacle misérable d’une ivrogne en gestation, ce qui devait être une fête est devenu minable, je m’en fous je n’ai rien vu sur l’instant, je n’ai vu que la suite. Vu c’est beaucoup dire, le bandeau noir qui me barrait la vue m’a permis d’éviter d’assister à la honte de ma vie. Pourtant ce fut sévère, une semaine durant, mon estomac provoqua encore des tsunamis brutaux, qui me tordaient les entrailles en des sursauts volcaniques.

Comme Perrette, mes rêves venaient de s’envoler, la chambre en cité universitaire, ma bourse, mes projets, ma carrière, la fierté de mes parents…sans oublier mon amour-propre.

N’étant pas fille à se laisser abattre comme un peuplier par une bourrasque automnale je me suis dit : « ma fille tu es au pied du mur à toi donc de le remonter ! ».

Résultat, des années plus tard je suis infirmière dans un service de chirurgie cardiaque de pointe. Sortie première de ma promotion, j’avais pu choisir mon avenir, je suis assez contente du chemin parcouru.

Du regret sans aucun doute ! ce n’était pas mon choix premier, mais c’est comme ça, c’est la vie.

Je suis arrivée dans le service en même temps que celui qui est désormais mon patron. A l’époque ce jeune médecin avait tout pour lui, un CV flatteur, ayant effectué des études brillantes hors des chemins convenus en France et aux États-Unis. Créatif, inventionneux aurait dit mon grand-père, bourré de talent, à chacune de ses interventions chacun se demandait ce qu’il allait encore pouvoir inventer pour rester le leader dans sa partie. Il le faisait avec une simplicité qui nous changeait des grands mandarins habituels.

De plus ce qui ne lui retirait rien, il était beau et agréable à vivre.

Je dois pour rester dans la vérité vous informer que ce tableau idyllique n’est plus d’actualité, c’était hier…loin dans le passé...

Il se produisit tout d’abord cet épisode qui me blessa profondément et commença à écorner son image.

Entrant par hasard dans son bureau, le croyant absent, je découvris tout un aéropage, lui et ses amis des autres services assis un peu partout et riant à gorge déployée aux derniers propos qu’il venait de tenir !

…Quand je découvre une femme étendue nue sur le billard, pour peu qu’elle soit jolie, je n’ai pas que les mains qui commencent à s’agiter ! 

Pour travailler leur précision et leur concentration ces messieurs pratiquaient le billard français assez régulièrement.

Devant mon air effaré, ils n’ont pas été contrits, bien au contraire, ils se sont mis à rire me traitant de coincée, me proposant une partie de billard à trois bandes et j’en passe. Je savais que les carabins avaient des usages et coutumes propres à choquer celui ou celle qui n’était pas du sérail mais ce matin-là, j’avais senti que la banquise était prise de craquements annonciateurs de mauvaises saisons à venir.

Le succès, la réussite, la gloire, cela provoque des montées d’adrénaline qui finissent par corroder le cerveau et détériorent son fonctionnement, d’une façon aussi brutale qu’un AVC.

Pénétrer dans le cœur d’un patient lors d’une intervention c’est un geste plus intime et plus grave que tout. Il est là, étendu en état de mort apparente, le cœur parfois arrêté, prêt à succomber, attendant le geste salvateur. Il remet sa vie entre vos mains, il s’abandonne, ne sachant pas si, dans quelques heures, il se réveillera, ce qui est presque un geste d’amour. 

J’avais toujours vu mon patron recevoir et honorer cette confiance, cet abandon, en pratiquant son art avec un respect, une passion et une précision d’horloger.

L’intervention terminée il sortait épuisé, l’air hagard, restant de longues minutes dans son bureau, rideaux tirés et lumières éteintes, cherchant à reprendre son souffle et ses esprits, refaisant mentalement tous les gestes de l’intervention qu’il venait de pratiquer.

Ma mission consistait dans ces instants à bloquer toute intrusion dans ce lieu clos pour protéger sa méditation, et ce, pendant une demi-heure au minimum.

Puis ce délai écoulé, il reprenait ses esprits, me demandait de lui préparer un café corsé !

 Ce n’est qu’après l’avoir bu qu’il ouvrait les rideaux et prenant son dictaphone, et enregistrait son compte rendu d’opération.

Jamais un échec de son fait, certains malades lui glissaient entre les doigts, disait-il, mais c’était qu’on les lui avait adressés trop tard, avec des pathologies graves trop avancées.

Les années passant je le voyais de plus en plus rarement, car tel un kangourou, il sautait d’un avion dans l’autre, pour un show à Toronto, une remise de prix Nobel à l’un de ses confrères à Stockholm, une table ronde sur une télévision américaine ou la remise d’un prix venant récompenser son talent à Sydney ou Djakarta, qu’il affichait fièrement dans son bureau. 

Au début c’est tout le service qui se sentait reconnu dans ces occasions, elles offraient un moment de détente et de communion à toute l’équipe, resserrant les liens avec champagne et petits fours.

Ce n’est pas le tout d’être célèbre, faut-il encore poursuivre sa trajectoire professionnelle…

Les malades qu’on lui recommandait venaient s’entasser dans le service où ils attendaient des jours, certains ne pouvaient attendre de si longs délais.

Les statistiques jusqu’alors irréprochables commencèrent à se dégrader, érodant l’image du service et de son patron, ce qui loin de le faire rentrer dans une dynamique positive, le rendit de plus en plus irritable.

Deux opérations ratées coup sur coup alertèrent la commission médicale de l’hôpital, car outre le problème interne, les familles menaçaient de porter plainte. Ce matin-là il avait reçu une convocation afin de venir s’expliquer devant le conseil sur la baisse de ses performances. Il était fou de rage, comment cela ? lui, devoir se justifier devant des béotiens ne connaissant rien aux techniques de la chirurgie cardiaque ! un comble !

Par malheur l’intervention pratiquée dans la matinée avait été un échec il avait constaté qu’il avait perdu la partie ne maitrisant plus ses gestes. En sortant du bloc il éructait, jetant au passage tous les éléments de sa tenue à la tête des personnes rencontrées.

Je l’attendais à son bureau, rien n’y fit, il me bouscula en entrant, puis s’enferma dans son antre en claquant la porte. J’ai attendu, me disant qu’a un moment ou un autre il aurait besoin de moi.

Il me demanda son café sur un ton violent et désagréable ; au moment où je le lui apportais il contrôlait des images d’intervention sur son ordinateur.

En se redressant il heurta mon bras et je reçus le café brûlant qui m’éclaboussa de la tête aux pieds.

Je n’avais pas l’intention de lui demander de s’excuser, mais quand même, le fait qu’il se soit mis à hurler, m’abreuvant de noms d’oiseaux, me fit pleurer ce qui ne fit qu’exacerber encore plus sa mauvaise humeur.

Je savais que sa comparution de l’après-midi le rendait nerveux mais à ce point c’était trop.

  • Ne restez pas là plantée comme une andouille, nettoyezmoi tout ce bastringue, et débarrassez-moi le plancher !

Une époque de ma vie venait de se terminer, ses mots venaient de briser définitivement le lien de confiance qui existait entre nous. Je suis rentrée chez moi sans imaginer une seule seconde ce qui se tramait derrière mon dos.

Le lendemain, en arrivant, j’ai bien senti que l’on me regardait avec des airs embarrassés. Une de mes amis m’a prise à part dans le vestiaire dont elle a fermé la porte.

  • Tu sais hier lors de la réunion du conseil, il a fait porter la responsabilité de ses échecs sur le nonprofessionnalisme de l’équipe. Et il faut que je te le dise, en particulier, sur toi. Tu penses bien que ces messieurs-dames l’ont suivi, il est la locomotive de l’hôpital, celui qui attire les subventions, alors que toi…

J’ai senti une boule de rage monter dans ma gorge, il eut été présent dans la pièce je pense que j’aurais été capable de le frapper.

*****

Après une nuit d’intenses cogitations, j’avais pris ma décision. Quand je l’ai retrouvé dans le service, le lendemain matin, rien dans mon attitude ne pouvait lui laisser ressentir ma colère.

Je me suis activée pour lui apporter son café qu’il a accepté sans s’énerver ni m’insulter.

En le servant je lui ai demandé comment s’était déroulée la réunion du conseil.

  •  Très bien je leur ai fourni toutes les explications nécessaires, pour moi l’affaire est close elle suivra son cours pour les autres.

J’ai bien failli répondre, la colère m’a repris, je suis juste retournée avec mon plateau dans la kitchenette, soi-disant pour rechercher du sucre alors qu’en fait j’ai augmenté la dose de Dobutamine que j’avais versée dans son café.

Il l’a bu sans rien dire, je ne savais pas exactement l’effet qu’allait produire, sur lui, ce produit utilisé pour provoquer un stress cardiaque lors de certains examens.

Nous avons commencé à examiner les dossiers des opérations en attente. Son teint est devenu terreux, il a commencé à transpirer il se tamponnait sans arrêt le front avec son mouchoir. Il m’a demandé de le laisser seul car il avait besoin de s’allonger. Je ne craignais rien, le sachant trop orgueilleux pour aller consulter l’un de ses confrères.

Quand je suis repassée en fin d’après-midi il avait déserté son poste.

Au bout d’une semaine de ce régime il était pris de tremblement dans la demi-heure qui suivait l’absorption de son café, incapable de pratiquer une intervention au point qu’il a fallu l’hospitaliser d’urgence.

Le cœur a lâché, l’autopsie a révélé une forte consommation de cocaïne, avouez que c’est cocasse, je ne pouvais pas le deviner.

Une tragédie, une sinistre tragédie ! lui possédait le talent nécessaire, mais n’avait pas foi en l’humanité, juste en lui, moi qui possédais l’empathie indispensable pour tenir dans cette confrontation quotidienne à la mort je n’avais pas son talent.

« Quand on est au plus haut, la chute n’en est que plus rude … »

Avec ma vieille voiture je parcours désormais les routes de Lozère, j’y ai pris un poste d’infirmière libérale, je retrouve la Paix, mais son image me hante !...