Dans le salon d’une maison bourgeoise, Monsieur et Madame sont assis dans de confortables fauteuils crapauds disposés de part et d’autre de la cheminée dont les bûches crépitent joyeusement.

Ils tiennent chacun à la main, le petit doigt très légèrement levé (trop serait vulgaire) une tasse de porcelaine millefleurs de Gien.

Le thé aussi est aux fleurs.

 

  • Madame, d’un ton acide : buvez mon ami, je sais que vous auriez préféré un petit rouge, mais il n’est que 16 heures.

 

  • Monsieur, ironique : oh, vous savez ma chère, les goûts et les couleurs ne se discutent pas ; ainsi, je n’ignore rien de votre penchant pour les grands blancs !…

 

Madame manque s’étouffer, son visage soudain s’empourpre.

 

  • Que..que, elle en bégaie de fausse indignation, que voulez vous dire ?

 

  • Mais rien, rien de plus que tout ce que notre entourage compte de bonnes âmes ne sache déjà…

 

  • Et ?…

 

Monsieur a déposé sa tasse avec délicatesse sur la soucoupe prévue à cet effet. Une délicatesse qui dissimule mal l’envie irrésistible qu’il a de lui balancer à la figure sa foutue porcelaine de Gien.

 

  • Et…Rappelezvous la dernière saison.

 

  • Oui…la saison dernière, la chaleur m’a particulièrement incommodée et…

 

Monsieur l’interrompt violemment.

 

  • Enfin…vous êtes sotte ou vous le faites exprès, je ne vous parle pas météorologie, je vous parle de la saison THEA-TRALE ! Votre assiduité exemplaire à chaque séance, les heures passées à choisir la robe, le rouge convenant à vos lèvres et le bleu à vos paupières. Et…

 

Monsieur ménage ses effets d’un petit air satisfait.

 

  • Cerise sur le gâteau !… J’ai compté que pendant les cinq semaines que la pièce est restée à l’affiche, vous avez assisté à treize de ses représentations. Une de trop peutêtre. Le 13, un chiffre porte-malheur !

 

  • Mais, estce ma faute si mes goûts me portent vers le théâtre et non vers ces sports vulgaires que vous affectionnez ?

 

Décontenancé, Monsieur regarde Madame. Tant de mauvaise foi le laisse un instant sans voix.

Mais il se reprend.

 

  • Ah…mille excuses gente dame, quel lourdaud je suis, je n’avais pas compris que ma tendre épouse était soudain tombée en amour pour le…théâtre !

Ce n’est pas plutôt pour le jeune premier, ce bellâtre blondinet qui, à chaque tirade amoureuse ne semble s’adresser qu’à vous, tant et si bien qu’il finit par déstabiliser sa partenaire jusqu’à lui en faire perdre son texte ?

Et, quand à la fin de chaque représentation, vous vous plantez à la sortie des artistes, c’est pour attendre Godot, peut-être ?

 

Un ange passe. Madame a perdu de sa superbe. Elle cherche des échappatoires. Désespérément. Comment a-t-il su ? L’aurait-il suivi ? Elle passe à l’attaque, drapée dans une feinte colère.

 

  • Monsieur, je ne vous croyais pas aussi sournois. Vous m’avez fait suivre ? Ou bien avez-vous perdu tout sens de l’honneur en me suivant vous-même ? Vous me décevez. Vous me décevez beaucoup. Moi qui vous ai épousé contre l’avis de mes parents. Et c’est ainsi que vous me récompensez. En me soupçonnant de la pire forfaiture : l’adultère !

Ah ! je suis bien malheureuse et vous êtes responsable de ce malheur.

 

Madame n’est plus qu’une molle poupée de chiffon recroquevillée sur son fauteuil crapaud.

Pauvre chose mortifiée, abandonnée, délaissée qui pleure à chaudes larmes dans son petit mouchoir blanc.

Monsieur ne sait quoi dire, ne sait plus quoi penser. Les larmes de sa femme l’ont toujours plongé dans un grand désarroi.

Il s’approche, maladroit et pose une main sur ses cheveux.

 

-     Mais enfin bibiche, ne te mets pas dans cet état, je me suis peut-être trompé…