Sac marin sur l'épaule, il traverse « cette passerelle sur le présent. » C'est l'image qui lui vient en quittant la terre ferme pour s'embarquer sur ce navire vers une vie inconnue. Cette idée de partir, de tout quitter, de changer de vie, revenait périodiquement, de plus en plus souvent mais il pensait toujours cette décision impossible, non réaliste, un rêve, une utopie. Mais elle s'est imposée à lui quand brutalement il a eu le sentiment que tout ce qu'il avait construit s'effondrait. Cela a commencé par une baisse d'activité, moins de travail. Il y a 8 ans déjà qu'il a monté ce bureau d'étude avec Charles, un ami, un bon copain. Mais les commandes se sont faites de plus en plus rares, sans réelles explications. Charles de manière totalement injuste l'a accusé, alors que plusieurs fois, il a rattrapé des erreurs, corrigé ou complété son travail. À partir de ce moment-là il a perdu son entreprise et son copain. Puis cela a été sa compagne. Elle lui reprochait souvent de ne pas être assez disponible, de travailler les weekends, le soir, de ne pas s'occuper des enfants. Finalement elle est partie avec les enfants qui ne souhaitent pas me voir, il paraIt qu'ils en ont rien à foutre de moi. Ma mère avait bien raison quand elle me disait tu réaliseras la chance que tu as quand tu auras tout perdu. Ma mère ! Oiseau de mauvais augure, toujours inquiète, voyant tout en noir. Pourquoi la vie lui donne toujours raison ? Ses idées pessimistes retombent sur moi. Si elle croit me récupérer, si elle croit que je vais aller me pleurer dans ses jupes ! C'est ce qu'elle voudrait. Certains croient me consoler en disant : c'est la vie, la roue tourne.

 

Me laisser aller à la déprime n'est pas dans mon tempérament. Tout changer, tout quitter ce qui me reste, partir, vivre ailleurs, rêver d'un ailleurs. Ces remarques tournaient constamment dans ma tête.

Une chanson apprise enfant lors de ma colos me revenait : « tout doit sur terre mourir un jour » alors je me suis dit je pars en mer. Oublier tous ces problèmes, ce présent merdique. Passerelle de l'espoir, je te franchis d'un pas assuré.

 

C'est vrai, j'ai beaucoup travaillé, j'y croyais à mon entreprise, mais maintenant je ne veux plus de stress, faire ce qu'on me demande et me réjouir de tout, des odeurs, odeurs iodées, odeurs fortes du fioul quand je descends aux machines, du parfum de ces dames, écouter la musique de la mer, du vent, le cri des oiseaux , plaisir de se laisser aller, des nouvelles rencontres. Je n'ai pas de route à tracer, je suis embarquée et je vais là où le bateau ira.

 

Une petite annonce m'avait interpellé « cherche homme à tout faire sur un bateau de croisière. » Le salaire était minimum mais j'étais logé, nourri, blanchi et en mer qu'est-ce qu'on peut dépenser ? Homme à tout faire, cela m'avait fait rire, jusqu'à présent je n'ai pas fait grand-chose de mes mains. Mais un homme à tout faire ce n'est pas un spécialiste, alors je me suis présenté. De toutes les façons, une fois embarqué, ils sont bien obligés de me garder. Je me suis dit que c'était une occasion unique pour apprendre, apprendre toutes ces petites choses utiles, nécessaire pour vivre : cuisiner, éplucher des légumes, faire le ménage, la vaisselle, réparer un moteur, je ne sais pas.

 

Là, ma vie se résume à 12 kilos, c'est tout ce que j'emporte de ma vie d'avant : trois slips, deux pantalons, trois teeshirts, deux pulls, j'ai ressorti un vieux pull marin, quatre paires de chaussettes, des bottes, une paire d'espadrilles, mon sac de couchage et quelques serviettes, un maillot de bain, mon appareil photo, trois livres, un cahier espérant retrouver ce plaisir d'écrire, mon coussin de méditation et quand même, un intrus : mon téléphone portable.

 

Je pars. Peut-être trouverai-je un endroit au soleil pour m'installer. Vivre de l'air du temps, de la pêche, de la cueillette, apprendre à jardiner, avoir des amis avec qui il ne sera jamais question du cours de la bourse ou de politique. Ne plus se préoccuper de réussir sa vie, mais vivre heureux.  

Oublier, fuir, ignorer, gommer ma vie d'avant. « Tu as tout pour être heureux ! » Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Tout ? C'est quoi en définitive ? De l'argent, du travail, une belle voiture, une belle maison, une famille c'est à dire des parents une femme des enfants. Mes parents étaient fiers de moi, mes enfants petits disaient : mon papa il travaille beaucoup, ils m'admiraient,  ma femme était contente de notre maison, des amis que nous fréquentions, peut-être qu'elle m'a aimé, mes copains m'enviaient tout me réussissait. Pour moi, en définitive je n'ai été heureux que lorsque nous étions en vacances avec ma femme, mes enfants, la neige et le ski l'hiver, jouer dans les vagues, apprendre à mon fils à guider un cerf-volant, faire du vélo en famille, leur faire découvrir le camping... 

 

Oui, il est difficile de partir sans rien regretter. Je regarde la mer, l'horizon en me disant que ma vie n'a pas été qu'un échec. Le souvenir de ces moments heureux me revient en mémoire avec le sentiment qu'ils vont me permettre de poursuivre ma vie, toujours avec la même énergie.