Je suis certaine qu’il suffirait que je m’engage sur cette passerelle pour qu’aussitôt le présent me ramène dans ma vie d’autrefois.

Cette image m’est venue en me remémorant les bruits que produisait cette passerelle métallique qui enjambait les voies ferrées et que nous devions emprunter matin et soir pour fréquenter le collège.

Nous en jouions comme d’un métallophone dont les résonances variaient en fonction par exemple de l’état de notre humeur, de la rapidité de notre marche, ou de la consistance des semelles de nos chaussures, mais aussi des danses endiablées que nous y menions.

D’un côté se trouvait le collège et le lycée, la vie, l’avenir, de l’autre mes grands-parents, l’amour et l’ambiance chaude d’une famille aimante.

Je suis certaine qu’il me suffira d’un pas d’un seul sur cette passerelle pour qu’aussitôt le présent cède le pas à ma vie d’avant…

Encore faudrait-il être prêt à l’engager ce pas.

Un hasard professionnel m’a ramené dans cette région que je connais bien. Je suis arrêtée à ce belvédère d’où l’on peut suivre seconde par seconde des levées de soleil de rêve. Ici dès que le soleil prend son essor il révèle et cisèle tous les détails des paysages de cette vallée.

Ce qui pourra paraître anodin à plus d’un est venu me percuter, me laissant sans souffle, au point que j’ai hoqueté à plusieurs reprises avant de rétablir la présence de l’air dans mes poumons.

J’avais totalement oublié la beauté grandiose de ces paysages en grisaille que nous révèle la lueur blafarde de la lune, des plans successifs du paysage qui s’échelonnent du presque blanc au noir le plus sombre. Avant même de m’engager le flot des souvenirs a surgi et déferlé vers moi comme un mascaret.

Ne pas bouger ne pas parler juste se laisser porter, voire emporter par le flux jusque dans les moindres méandres de sa mémoire.

Tenter de résister au courant c’eût été prendre le risque de s’épuiser et de finir noyée sous le flot des souvenirs. 

Garder les yeux ouverts pour ne rien perdre et se saisir de chaque instant mais ne pas oublier de respirer, l’être humain est un mammifère qui a besoin d’oxygène pour vivre.

Adossé à ma voiture j’ai laissé glisser la vague sur mon corps et je me suis doucement mise à pleurer.

Imperceptiblement la grisaille a commencé à se dissoudre par plaques laissant apparaître les couleurs comme l’aurait fait un vitrail frappé par les rayons du soleil.

À la droite des trois cyprès, la maison venait de surgir toute petite au creux de son vallon, dans mon esprit je l’imaginais si grande.

Avec elle les souvenirs précis sont revenus de l’oubli, pas des sensations, des ressentis, mais la vraie vie.

Comme le chien aboyant derrière la barrière, des odeurs de la cuisine en particulier celle de la cafetière bouillotant sur le coin de la cuisinière…

Ma grand-mère avec son tablier gris dont la grande poche marsupiale recelait toujours des trésors.

Mon grand-père de son côté ne pouvait être dissocié de son jardin, on s’attendait toujours à découvrir des graines germant dans sa barbe.

Ils étaient façonnés de la même glèbe, symbole de ce terroir, complètement indissociable, ne pouvant vivre l’un sans l’autre.

Ma chambre dans la soupente, où le vent parvenait toujours à s’infiltrer entrainant derrière lui bruits et odeurs de la campagne, faisant cliqueter les tuiles.

Bruits et craquements que mon esprit d’enfant ne pouvait qu’attribuer aux Trolls que ma grand-mère imaginait toujours tapis dans un coin attendant le bon instant pour jouer de leurs maléfices.

J’ai vécu en ces lieux des années d’enfance dont j’ai l’amer regret de ne pas avoir compris que c’était un paradis.

J’enviais celles et ceux qui vivaient dans les bourgs, ne parlons pas des villes.

Je me trouvais bien, mais au fil du temps le désir d’envol est devenu de plus en plus prégnant !

Ah, si nous avions su nous en parler, mais il n’en fut jamais rien.

Le mouvement s’est accéléré à l’époque où je suis partie au collège, l’effet passerelle peut-être. Là-bas j’ai eu le sentiment d’être pataude, différente, d’être moquée pour mon accent, mes mots de patois et mes tenues. 

Je savais pertinemment que c’était dans ma tête que tout cela se produisait, nous étions presque tous dans cette situation et je n’étais pas la seule à vouloir renier mes origines. En réalité nous n’étions que des enfants de la campagne qui ne demandaient qu’à sortir de leur gangue et qui pour la plupart y réussissaient fort bien.

J’aimais ces heures d’études, pendant lesquelles il était nécessaire de soutenir son attention pour partir à la découverte. J’adorais la compétition avec les garçons pour les compositions de fin de trimestre ou pour le brevet.

Mon plaisir je le trouvais le plus souvent, dans la lecture, l’écriture, la résolution des problèmes ou l’observation des phénomènes. 

Découvrir que le monde ne se limitait pas au sommet de notre colline ou aux berges du ruisseau qui serpentait au bout du champ, qu’il était disparate composé d’une multitude de pays et de peuples vivant dans des environnements dissemblables.

Pourtant j’avais peur de décevoir les miens en leur racontant tout cela, particulièrement mon désir de découverte et de liberté. J’eus secrètement peur de les faire souffrir car j’avais compris que j’allais devoir les abandonner.

De leur côté ils savaient très bien que du fait que je poursuive mes études allait entraîner de facto mon départ de la maison et qu’ils allaient devoir poursuivre leur chemin sans moi.

De nos silences cumulés jaillit l’incompréhension et de ma part, l’ingratitude ou du moins ce que je ressentais comme tel.

Je suis partie à la fin de mes études ils étaient fiers des résultats que j’avais obtenus. Au début je revenais occasionnellement, puis de moins en moins le travail, les amis, les amours, je n’oubliais pas les occasions particulières à Noël ou pour un anniversaire toujours pour des séjours très courts.

Il n’y avait plus de chien derrière la barrière, le jardin était reparti à la vie sauvage, retrouvant son état de friche.

Puis un jour je ne suis plus revenue du tout car la maison était désormais vide, Grand–mère était partie la première et grand-père en la perdant avait perdu son étoile Polaire depuis il vivait dans une maison de retraite.

J’ai vécu leur départ comme un échec personnel, je ne les avais pas assez accompagnés.

Ma vie s’en est ressentie, changeant fréquemment de travail, fuyant les hommes qui m’approchaient.

J’aurais voulu comprendre pourquoi on ne m’avait pas donné le signal m’autorisant à partir et laissé devenir ingrate et rebelle.

Ce matin, par les hasards d’un voyage, dans la flamboyance des premiers rayons du soleil je venais de revivre cette séquence de ma vie et fait un grand retour en arrière.

En définitive, c’est ce qu’ils avaient conduit pas à pas, traçant le chemin et me passant le relai même si pour eux cela avait dû être un déchirement !

J’ai attendu patiemment que le jour soit complètement levé, j’ai séché mes larmes et repris la route c’est ainsi qu’ils auraient aimé m’imaginer. 

« Comme un oiseau en vol ! »