Son genou heurte violemment cette passerelle sur le présent, douleur fulgurante, le regard qu’elle essayait de détourner happé par l’abime, le vide de ses nuits… La grille sous ses genoux tangue, se relever, s’enfuir, comment ? il est là, derrière, invisible, elle le sent, aux aguets, il finira par l’attraper, la remettre dans le rang, la modeler à sa guise. Elle ne peut plus, fuir encore, tenter d’oublier, s’éloigner, il revient, recommence. Le genou droit l’élance, ça lui bat jusque dans la poitrine, son cœur va exploser. Le bout du tunnel s’éclaire de blanc, projette sur la passerelle un halo menaçant, elle crie…

  • Que vous arrive-t-il, Mme Dousse, c’est mon examen qui vous met dans cet état ? Vous vous étiez assoupie ?
  • Une passerelle…l’abime…
  • Tranquille, tranquille, restez allongée, vous m’avez l’air passablement abimée…c’est du repos qu’il vous faut !
  • Présent…la passerelle…le vide…en bas…ça s’effondre…le présent…
  • Qui est présent ?
  • Me poursuit…le tunnel…
  •  Éblouie…un phare…la passerelle…béante…mon genou…

 

Le médecin reprend son pouls au poignet gauche, professionnelle et calme, lui touche le front ; son geste, presque une caresse, l’invite à s’allonger, détendre son corps meurtri de mille nœuds, imperceptibles, qu’il décèle sous ses doigts circonspects. Silence. Souffle léger d’une ouate enveloppante. Elle presse délicatement quelques points sur son front, à peine, reliés à ses yeux qui se ferment, Juliette s’enfonce, s’endort presque.

 

Juste un signe de l’infirmière, Géraldine entre, se poste à côté de Juliette, suit le rythme de sa respiration apaisée, guette le prochain cauchemar qui lui tirera encore ces cris… Les deux professionnelles, médecin et infirmière, se retirent, elles s’assoient dans le petit bureau séparé par une vitre à mi-hauteur. Géraldine les voit parler, vivement mais d’une voix basse, elle n’entend rien. Elles ne connaissent pas Juliette ; très discrète depuis son arrivée dans cette ville, elle n’a probablement jamais vu ni infirmière ni médecin. Géraldine s’attend à leurs questions. Que peuvent-elles bien se dire ? Sacrée crise qu’elle s’est payée, la copine ! Il faut qu’elle soit à bout… Ou que les évènements de ces derniers jours aient déclenché une attaque insoupçonnable. Que de facettes dans ce sacré dé humain ! Est-ce qu’elle pourrait, elle aussi, disjoncter un jour ? Qui peut être ce type, pour la mettre dans cet état ? Elle ne le connait pas, à peine entraperçu, ne sait de lui que ce que lui en a dit Juliette. Réalité ? Mytho ? Si elle commence à douter de son amie, c’est foutu, plus personne ne sera là pour la soutenir. Et pourtant, quelles preuves ? Est-ce qu’elle n’aurait pas plutôt du mal à gérer les épreuves, peur de l’échec qu’ils appellent ça en formation ? Une nouvelle mission de responsabilité et c’est la panique, tout s’effondre, une vieille plaie se rouvre… Quelle blessure peut faire autant de dégâts ? Ses connaissances en psycho s’arrêtent aux émissions à la télé et à des articles de magazines sur lesquels elle est tombée par hasard. La regarder dormir, l’écouter, sans juger, son rôle s’arrête sûrement là, pas à elle de se mettre à discerner le faux du vrai, c’est le travail des spécialistes, des experts. Qu’est-ce qu’elles vont décider, de l’autre côté de la vitre ? Lui donner un arrêt de travail, c’est sûr. La renvoyer chez elle pour qu’elle se repose, risqué, toute seule là-bas, même si le calme lui ferait du bien.

 

Quelques mots dans son sommeil. À peine audibles. Ses épaules s’agitent. Ses yeux s’entrouvrent. Puis se referment. Son corps se fige, étonnamment calme. Visage doux, regard apaisé. Jusqu’à la prochaine crise. S’ébroue, se pelotonne comme un chat, retirée du monde, des autres. Rêve-t-elle ? Franchie cette passerelle sur le présent qui l’a réveillée plus tôt, en nage ? A-t-elle trouvé le bout du tunnel où il la guettait ? Le médecin et l’infirmière se penchent sur elle, leur souffle léger répand une douceur parfumée à l’herbe des prés, au miel du matin…

 

  • Que feriez-vous à notre place ? Vous semblez la seule à la connaitre un peu. Nous n’avons pas vraiment idée de ce qui a pu provoquer cette crise. Elle a besoin de beaucoup de repos, mais aussi de parler, pas seulement à une amie, mais aussi à un psychologue, qui devra évaluer son état pour l’aider. Elle parle de quelqu’un qui la poursuit. Ce peut être le signe d’un déséquilibre… ou une réalité… Pensez-vous que nous pouvons la renvoyer chez elle avec des soins appropriés, une sorte d’hospitalisation à domicile ?
  • Non, surtout pas. Elle vit seule, isolée dans la campagne. C’est un bel endroit, propice au repos, mais à la merci d’intrusions…
  • Ou de pensées qui valsent, de poursuivants qui la guettent…
  • Vous ne la croyez pas ? Vous ne croyez pas aux menaces ?
  • Et vous ? Elles jaillissent de ses rêves, difficile…
  • Je lui laisse quand même le bénéfice du doute !
  • Vous préférez que je la fasse hospitaliser, si je comprends bien. Ce ne sera pas forcément drôle. Mais c’est probablement plus sage.
  • Évidemment. Je vous l’ai dit, elle habite seule dans une maison isolée. Qu’elle a choisie, la solitude aussi. Mais là, je ne serais pas tranquille de la savoir seule…

 

 

 

 

« Tourne, tourne, petit moulin, frappent, frappent, petites mains… » Ça la reprend, ce blanc autour d’elle, ça tangue, ça valse, ses yeux s’entrouvrent, se ferment, ça peut pas être le téléphone, pas sa sonnerie, un silence de coton, c’est sa tête qui chante ? Le blanc prend des teintes beiges, puis s’éclaircit, un pastel de blanc, une palette qui éclaire ses yeux, des blancs tous différents, taches, étincelles, ronds, cristaux, aplats… « Je m’en irai dormir dans le paradis blanc… » Sombrer, replonger dans cette ouate qui l’enveloppe, pour quoi faire surface, pour qui, que fait-elle à nager dans ce blanc, où est-elle ? Non, pas encore des questions, dormir… dans le paradis blanc…

 

  • Mme Dousse, bonjour, excusez-moi, je vous réveille, je n’en ai pas pour longtemps, je vous laisse vous reposer ensuite…
  • Bon…jour…
  • Ne vous fatiguez pas… Je vais juste vous expliquer. Vous venez d’être amenée dans notre service. Ma consœur parle de grande fatigue, d’un choc émotionnel, de visions, nous devons évaluer votre état. Le service est chargé, mais votre amie a insisté pour que nous vous gardions, elle craint beaucoup de vous savoir seule chez vous, même avec un système d’hospitalisation à domicile. Je vous ai fait mettre sous sédatifs pour vous faire retrouver un état stable. Le psychologue passera vous voir dans un moment, il vous écoutera et nous devrons décider du type d’aide qui vous conviendrait le mieux. Si vous avez des visions violentes, appelez-nous, la sonnette est là, une infirmière spécialisée viendra vous aider. Reposez-vous bien, Mme Dousse, je reviendrai un peu plus tard. 

 

Passerelle…sur le présent…le coton embrume la perspective en blanc…les contours de la chambre s’estompent, s’étirent vers le haut, se tordent, une gueule ronde s’ouvre au centre, elle s’y engouffre, sombre…je m’en irai dormir dans le paradis blanc…