Les locaux étaient vétustes et malodorants, les vitres laissaient passer un jour gris, laiteux, les gouttes de pluie, les éclaboussures de boue du trottoir tout proche. Qui l'eût cru ! c’était le commissariat d’un quartier pavillonnaire mais cossu d’une grande banlieue. On me reçut de manière distraite, vu la file de convoqués, plutôt jeunes, presque ados, jeans et baskets avachis et souillés, coiffures hirsutes. Je me disais qu’on était loin des ors de la République. J’attendais. Qu’allait-on me demander ? Qu’allais je répondre ? Questions sur lui, questions sur moi ? Je passais en revue ma vie avec mon mari : rencontre sur les bancs de la Fac ; un projet de journalisme politique, à cette époque de la vie où les rêves utopiques suggèrent que tout est possible. Échec au concours d’entrée de deux grandes écoles, Paris, Bordeaux. Je me retrouvais en Fac dans un master fourre-tout qui ne m’intéressait guère. À côté de moi, celui que j’allais épouser. Je le connaissais un peu, par des amis communs. Il m’avait demandé si je voulais bien lui passer les cours précédents. Étudiant-travailleur, il ne pouvait tout suivre, il était veilleur de nuit dans un hôtel que je m’empressai d’aller repérer quartier de la Gare, quartier Matabiau, un petit hôtel plutôt vétuste, très noirci, un bar de quartier au rez-de-chaussée. Quartier interlope, de mauvaise réputation ! Peut être, déjà, à cette époque, il ne m’avait pas tout dit.

 

            Il était charmeur et charmant, séducteur et narquois, sous ses airs de garçon tranquille, un étudiant lambda, avait jugé ma mère à qui je l’avais très vite présenté. Nous nous sommes mariés l’année d’après. Amoureuse, j’aimais sa tranquillité et ses silences. Mais, au fond, je sais très peu sur lui, sa vie avant moi, ses parents à l’autre bout de la France. Et on allait me poser des questions, sur lui, sur nous ; j'allais devoir le faire revivre. Les enquêteurs, les questions anodines ou pas, les recoupements, ce qu’ils allaient édifier. Le vertige ! Dites toute la vérité. Je le jure. L’angoisse monte. Mais non, on n’est pas à la barre ! J’anticipe un procès ou l’accusé est mon mari, mon mari disparu, le père de notre petit garçon ! Parti sans laisser d’adresse. Un procès ! Je le sens coupable, mais de quoi ou plutôt, je le pense coupable et non victime ; mon imagination m’emporte ; ne rien dire aux policiers qui pourrait le faire suspecter, dissimuler, ne pas lui porter préjudice. Un carrousel tourne dans ma tête. C'est sûr ! On va me cuisiner, me faire dire des choses ; ma pauvre fille, tu regardes trop de séries, on te convoque juste peut-être pour des questions d'état-civil. En dire le moins possible, c'est la bonne tactique. Bizarre ! Je pense comme si j'étais complice de quelque chose alors que c'est pour que je les aide qu'ils veulent me voir.

            Des éléments ! ils en ont plus que moi. Le portefeuille et le ticket bien plié à l'intérieur, ils ont dû rechercher à l'adresse indiquée ; la carte d'identité et le permis de conduire intacts dans la poche intérieure où il les mettait toujours, je lui avais bien dit de garder le permis dans la voiture en cas de contrôle. Mais mon mari est têtu, du genre je dis oui et je fais le contraire; je me sens  écroulée à cette image : lui fourrant son portefeuille dans la poche arrière de son jean ; là aussi, je lui avais bien dit qu'il pouvait le perdre mais il n'en faisait qu'à sa tête. Je le vois là, devant moi, dans son vieux jean, celui avec l'éraflure sur le côté. Tout à coup il me manque avec ses longues jambes un peu arquées et son blouson, celui du soir où il est rentré à la maison, après l'agression du supermarché. Un flot déferle et s'ouvre en moi : le désespoir ! J'ai tenu bon depuis sa disparition, d'abord sans y croire vraiment, pour moi, pour notre fils ; là, je me fends en deux, je pleure sur ma chaise délabrée dans ce couloir glauque, perdue, je suis perdue. Je m'écroule. Je me lève. Crier et m'enfuir, retrouver mon bébé, je dis toujours le bébé, il a bientôt 4 ans maintenant. Je m'adosse au mur et je cherche sur mon portable une photo de Jules, évitant celles où nous sommes tous les 3, ça me fait trop mal ! J'en trouve une qui me rassure un peu : Jules, bronzé, sa frange blondie par le soleil, toute droite sur ses yeux ; il tient à pleins bras notre chat, les pattes ballantes ; il le soulève avec une moue comique. Je vais le protéger, qu'on ne lui fasse pas de mal ; mais quoi lui expliquer ? Et je replonge dans l'insoutenable : et toujours pas un signe de mon mari, rien ! Comme si j'étais sûre qu'il ne reviendrait pas, qu'on retrouvera son corps mutilé, criblé de balles au fond d'un bois. Envisager le pire, les mots de l'horreur !

          Je les regarde sans les voir vraiment ; odeurs de vêtements mouillés, raclements de chaises, un crissement de vieille chaussure. Encore un avant moi ! Je sors de cette douleur animale qui vient de m'agripper ; voyons ! reprenons ! que vais-je dire à ces inspecteurs ? Je leur raconterai que tout était normal ce matin-là, mon mari m'avait embrassée avant de partir, il avait un rapport sur un projet et il rentrerait tard. Puis j'ai conduit Jules à l'école, il adore l'école, c'est le bonheur. À la maison, il m'appelle maitresse et dit avec un grand rire : « je m'ai trompé ».

            Après tout, la police est là pour nous aider. On devrait faire, on aurait dû faire une battue ; mais ils savent ce qu'ils ont à faire et pourtant que d'images de battues infructueuses à la télévision. Trop d'images ! Je me reproche tout ce temps gâché dans l'inaction, ma passivité depuis que j'ai perdu mon travail il y a un an ; je me reproche la restriction de mon univers.  Le contact avec mon mari s'était appauvri ; le passant qui venait du dehors, rentrait le soir et lançait sa sacoche sur la table, sans m'embrasser disant d'abord : où est Jules et qu'est-ce qu'on mange ? Mauvaise pente. Ainsi disparu, il a retrouvé auréole et mystère. Je me sens de nouveau amoureuse. Il est redevenu l'homme énigmatique et séduisant que j'avais aimé.

            Je regarde l'heure sur mon téléphone et je me fixe un deal : si les enquêteurs me prennent à moins vingt, on va le retrouver ! Ah ! Les petites magies que j'utilisais étant enfant pour calmer mes angoisses : compter les pierres du bord du trottoir, passer toujours au même endroit exactement pour traverser. Je reconnais la panique qui me saisit face au doute et à l'incertitude ; je dois gagner le combat pour que soit éclaircie cette histoire, que nous puissions, Jules et moi sortir de ce cauchemar, quelle qu'en soit l'issue. Il faut que j'affronte. Je me prépare à la bataille. Ce monde hostile, je vais le pulvériser ! Un sentiment de toute puissance m'envahit contre le désespoir. Je vais lutter, pour nous, pour moi.

            La porte du bureau s'ouvre. C'est à moi et c'est une autre histoire !