« Faut que je change de sonnerie peut-être. »

Ça revient par vagues. Depuis que leur service a été annoncé – et les infos vont vite par ici – le téléphone rugit, par salves, à certaines heures, puis ça s’arrête, et ça reprend. Dans leur toute récente organisation, Géraldine est chargée de prendre les appels, sa connaissance du milieu lui permet de les filtrer, puis Juliette prend le relai pour les aspects plus administratifs, techniques… un duo efficace. Si ce n’était cette sonnerie braillarde. Quel abruti a pu avoir l’idée d’installer une telle sirène dans un bureau ? Elles ont déjà la tête en charpie au milieu de la journée. 

 

Et là, il faut assurer, c’est la réunion avec l’adjoint à la mairie chargé du dossier, il se déplace pour mieux se rendre compte de leurs besoins, de leurs moyens d’action, et commencer à élaborer le projet. Après la visite des locaux, il faut entrer dans le dur, affronter les réactions des habitants, construire un plan d’action pour les convaincre d’accepter sereinement l’arrivée de ces quelques migrants. L’adjoint déploie largement les arguments humains, l’aide à ceux qui souffrent, dans cette région aux antécédents catholiques bien ancrés même si la pratique religieuse s’efface, c’est un discours qui marche encore. Géraldine acquiesce, elle ne comprend pas comment et pourquoi des relents de racisme ont pu se répandre, on lui a tellement appris à faire attention aux autres, à ne pas dépenser hors de propos quand d’autres ont besoin, à inviter, partager. Les tags la mettent hors d’elle, elle n’a pas encore entendu directement les jeunes prononcer ces mots, ils n’osent pas encore devant elle, mais cela ne saurait tarder, et même les plus anciens s’y mettent !

 

  • D’accord, je comprends vos arguments. L’humain, c’est primordial. Je ne voudrais pas paraitre rabat-joie… L’humain, oui. Mais cet argument, tout seul, ne mène à rien. Les jeunes qui taguent, les anciens qui marmonnent, ce qui les mâche, c’est autre chose, le déclassement, le manque d’emplois qui leur correspondent. Je connais la ville moins bien que vous, mais je m’y suis promenée depuis quelques jours, plus que depuis des mois où je vis là. C’est pas joyeux. Il y a une dynamique sociale à relancer, par l’économique d’abord, quand l’usine a fermé, c’est toute une gamme d’emplois peu qualifiés qui a disparu. Ici, dans le groupe, nous proposons des emplois qui ne sont pas pourvus localement. Ce qui manque à vos jeunes, c’est une formation adaptée, l’école arrêtée trop tôt, l’espoir qui s’envole, joli terreau pour la xénophobie ! Alors, si nous implantons des migrants sans redonner l’espoir aux habitants, c’est foutu d’avance, excusez ma trivialité. 
  • Vous n’avez pas tort, Juliette. Mais alors, qu’est-ce que vous proposez ?
  • C’est un grand plan à la fois économique, culturel et social qu’il faut imaginer. Former les habitants qui en ont besoin autant que les migrants, organiser des occasions de rencontre, des fêtes. Et puis les migrants vont avoir besoin d’apprendre le français, de comprendre notre mode de vie, il faut impliquer les habitants là-dedans, créer une association, former ceux qui le souhaitent à cet accueil, aux cours de langue qu’ils pourront prendre en charge après une évaluation par des professionnels. Je vous dis tout en vrac, évidemment il faut travailler tout cela.
  • Vous semblez avoir déjà beaucoup travaillé ! Derrière votre air discret… Je vous propose un temps de réflexion silencieuse, noter les idées qui nous viennent après ce que vous nous avez dit…

 

Les stylos se calent derrière les oreilles, des mots commencent à parsemer les blocs, silence de cathédrale. Même la sirène de l’abruti a compris que le moment est grave. Le soleil se met aussi de la partie ; après une matinée brumeuse qui ne pouvait générer beaucoup de perles géniales, les esprits se raniment. Son stylo en suspens, Juliette blêmit. « Le téléphone vibre comme une blatte en extase ! mobilisation totale ou quoi ! la terre sonne ! la terre gronde ! »[1]Le danger vient d’ailleurs, pas le fixe du bureau, on sait qu’il braille quand il s’y met, mais le portable, au fond de son sac, en mode silencieux, soi-disant. Le faire taire, l’effacer… « Ne décroche pas ! tiens bon ! mais ça sonne ! ça vibre sous mes pieds ! pas de message ! je tiens encore ! je ne décrocherai pas même s’il me saute dans les mains tout seul ! épouvantail pour asticots ! je roule des yeux ! et ça dure, et ça sonne… »[2]L’adjoint lui fait signe qu’elle peut décrocher. Tétanisée. Jeter un coup d’œil. Non. Elle sait déjà. Géraldine la regarde du coin de l’œil, inquiète. Elle ne lui a rien dit, bêtement discrète, de ces appels récurrents. Changer de numéro. Elle y pense. Mais il le trouvera, ça ne lui prendra pas longtemps. Ça vibre toujours. Il ne laisse jamais de message, ni vocal ni texto. Il appelle. Elle a décroché au début, numéro inconnu, puis numéro masqué. Rien à faire. Elle ne répond plus. La terreur quand son téléphone vibre ou sonne. Elle hésite à le laisser chez elle au fond d’un tiroir. Et finit par l’emporter. En cas d’urgence. Ou peut-être comme un fil à la patte. Qu’elle a du mal à couper.

 

Les stylos se sont arrêtés. Ses voisins ont noirci leur page. Ils la fixent tous les deux, comme hypnotisés par son visage aussi blanc que la feuille de son bloc. Comme fascinés par le contraste entre le discours enflammé qui les entrainés loin dans leur réflexion, et la face de lune qu’ils voient maintenant. 

 

  • Si nous arrêtions pour aujourd’hui ? Nous gardons chacun précieusement nos idées, et rien ne nous empêche de continuer à cogiter. Et à en parler autour de nous, pour voir comment ça réagit. Nous nous retrouvons demain à la même heure, c’est bon pour vous ?
  • Oui, notre agenda n’est pas encore blindé…
  • Oh, ça ne va pas tarder, ça viendra plus vite que vous ne le pensez…
  • Vous croyez, il nous faut du temps… Désolée pour ce contretemps. 
  • Mais vous n’y êtes pour rien, Géraldine, ni vous Juliette, j’espère que ce ne sont pas de trop gros ennuis. N’hésitez pas si vous avez besoin. Et de toute façon, c’est nettement mieux de nous laisser le temps de la réflexion. À demain, ne me raccompagnez pas, je connais le chemin, et je ne voudrais pas vous imposer des attentes indues au fil de mes rencontres dans vos allées où on circule beaucoup à cette heure, normal !

 

 

 

Ça tangue, ça valse, sa tête se révolve, une grenaille de plombs explose, fend son crâne en quatre, en dix, bing ! bing ! les boums perlent dans tous les angles, s’insinuent en pleurant, jambes de chiffe molle pendant dans le vide, mains aussi glacées et blanches que ses joues, est-elle encore là, seule ? ailleurs, comment ? immobile, où, pourquoi ? Déconnectée. Sensations isolées, ne vont plus au cerveau. Cortex en charpie, bouts de coton pendant, éparpillés, disjoints. La main droite s’agite, en vain, pas de signal, elle s’arrête. Des tremblements montent de ses pieds, ses jambes, ses cuisses frissonnent, brulent, une torpeur glacée gagne sa poitrine. De l’air ! 

 

  • Tiens, bois ça, Juliette, tu m’entends ? C’est seulement de l’eau sucrée, un peu tiède, bois lentement. J’ai appelé, l’infirmière, c’est ce qu’elle m’a dit de faire. Elle appelle le médecin, elle arrive. Reste éveillée. Regarde ma main, là, tu la vois ? Ça va aller, on va t’emmener à l’infirmerie d’abord, un chariot arrive, ne t’inquiète pas. En attendant le médecin. Oui, regarde-moi. Ça va aller. Bon, j’ai eu un moment de grande solitude. Garde les yeux ouverts. Oui, c’est ça, bois encore un peu.
  • Ne dis rien, garde tes forces !... Oui, c’est par ici, venez, je vous laisse faire, vous êtes plus expérimentés que moi. Merci d’être venus aussi vite.
  • Votre pouls est faible, irrégulier… Je vais d’abord vous emmener à l’infirmerie, vous garder près de moi, le médecin ne va pas tarder, ne vous inquiétez pas…

 

 

 

« Tourne, tourne, petit moulin, frappent, frappent, petites mains… » Litanie sans fin, nuits lointaines dans son berceau, les yeux de sa mère comme un phare, ses yeux à elle, qui se ferment, s’ouvrent, clignent, se referment, peinent à sortir du coton. Elle se recroqueville, se rendort, ou fait semblant, ne pas quitter déjà ce rêve moelleux, prolonger, encore, un peu. Tout blanc autour d’elle, silence, pas sa chambre, l’hôpital, non, pas l’odeur. Silence ouaté de pas discrets, qui flottent sur une surface de mousse, qui s’approchent, attendent, encore un peu…

  • Ça va Madame, vous vous réveillez, ne vous inquiétez pas, vous avez dormi, vous êtes à l’infirmerie, tout simplement, vous avez fait un malaise dans votre bureau, le médecin est venu, il vous a injecté un léger calmant qui vous a aidée à vous détendre, il va vous revoir quand vous irez un peu mieux, pour voir ce qui se passe.
  • Infirmerie…
  • Oui, l’infirmerie, votre amie Géraldine m’a appelée, très inquiète, elle attend votre réveil, je l’appelle dès que vous êtes prête.
  • Géraldine…
  • Oui, vous voulez que je l’appelle tout de suite, ou attendre un peu ?
  • Attendre… un peu…
  • Je comprends, je la préviens, elle viendra dans un moment, quand vous aurez récupéré. Reposez-vous, prenez votre temps.

 

 

Ses yeux se posent sur le plafond, blanc, aux angles blancs, pas un furtif de Damasio[3], qu’elle tuerait d’un regard, juste une ombre qui effleure, une souris verte, qui courait dans l’herbe, je l’attrape… Sonnerie de portable ? Un autre refrain qui s’impose, va tourner et retourner, je te tiens, tu me tiens, par la barbichette. Et ça serine, un air, un autre, un réveil en chansons, qu’est-ce qu’ils ont bien pu lui refiler comme produit ? Je te tiens, tu me tiens… Flanquer son téléphone par la fenêtre, donner un coup de pied dessus et le bazarder dans une poubelle, démantibulé, ce numéro par lequel il tient le cordon, plus possible, plus capable, qu’elle passe à autre chose, d’urgence. Elle doit l’oublier, elle peut, pas lui, il va se poster partout, à la sortie de la boite, sur ses lieux de passage, près de chez elle, la stratégie de la présence, de la récurrence, être là, ne rien dire, attendre, maintenir le fil, créer la dépendance, la peur, attendre qu’elle n’en puisse plus, qu’elle ne puisse plus se passer de sa présence silencieuse, qu’elle craque et revienne, après tout il ne lui fait pas de mal, il a l’air d’avoir tellement besoin d’elle, de l’aimer, au fond, peut-être que c’est ça l’amour…

 

  • Raconte-moi, si tu veux, si tu peux, si tu as envie… Tu sais que je suis là, que je serai là pour toi. Le médecin va revenir, il va vouloir t’arrêter…
  • Non !
  • À toi de voir, il faut au moins que tu te reposes un peu… Qu’est-ce que tu veux ? Ton portable ? Dans ton sac ? C’est ça qui t’a mise dans cet état… Qu’est-ce qu’il y a avec ton portable… Voilà… Il n’a pas arrêté de vibrer… Qui c’est ?

 

Quinze appels en absence. Depuis combien de temps est-elle là ? Un appel tous les quarts d’heure ? Combien de temps elle peut tenir comme ça ? Bloquer son numéro, elle ne peut pas, il est toujours masqué. Changer de numéro, qu’est-ce que ça changera, une journée de tranquillité jusqu’à ce qu’il ait tracé le nouveau, il connait du monde dans la maison, il est assez malin, il se débrouillera pour le trouver ni vu ni connu. Flanquer son portable à la poubelle, pas d’autre solution. Oui, mais qu’est-ce qu’elle fera sans portable dans le boulot, avec cette nouvelle mission, difficile de dire qu’elle n’est pas joignable, et si c’est pour se farcir à jet continu la sonnerie braillarde du fixe… Foutue, elle est foutue, comment elle peut s’en sortir au point où elle en est… Et ces chansons qui lui tournent dans la tête, c’est la folie qui commence, ou quoi, là il aurait bien réussi…

 

  • Tu sais comment ça s’appelle, ces appels à jet continu ? Du harcèlement, ma belle, passible d’emprisonnement, d’amende, et pas des moindres. Il faut que tu portes plainte, c’est la première chose à faire, il sera bien obligé de se tenir à carreau.
  • Ça se voit que tu le connais pas…
  • Non, mais toi, je croyais commencer à te connaitre… Pourquoi tu m’as rien dit sur ces coups de fil ? Je peux te dire que tu m’as foutu une de ces trouilles, tout à l’heure… Et encore heureux que l’adjoint est parti à temps, avant la crise. Désolée, je ne te laisse pas le choix, tu vas aller porter plainte, dès que tu tiendras debout, je te lâche pas. Le médecin arrive, je le vois dans le couloir, je te laisse avec lui, et reviens dès qu'il sera partie !
 

[1]Dimitri BortnikovFace au styx

[2]Id.

[3]Les furtifs, Alain Damasio, Avril 2019, éditions La Volte