Toujours le bruissement de l’eau dans mes oreilles comme au moment où elle s’est engouffrée en moi et que j’ai coulé, je vois courir le long du mur du quai le rond blanc projeté par le phare du canot de la police fluviale.

Ces visions de noyades vont-elles m’accompagner tout au long de ma vie ou finirai-je par bénéficier d’une amnistie ? À cet instant, je suis persuadé d’être sur le point d’aller rejoindre ma mère tandis que Roxanne retrouvera peut-être la paix.

En réalité il n’en est rien et j’ai repris mon travail et mes responsabilités au restaurant, heureusement que Pauline vient tous les jours pour m’épauler car dans mon esprit tous les morceaux n’ont pas repris leur place. Il y a trop de questions qui restent en suspens pour que je puisse retrouver la sérénité.

J’ai revu madame Slaughters, mon Américaine, elle est venue à la maison avec la petite assistante, celle-là avec son regard et son petit sourire en coin !...

Le but de sa visite étant l’acquisition des boiseries du salon et des meubles de ma tante pour pouvoir reconstituer l’ambiance de son boudoir dans sa fondation, je suis d’accord pour les joindre au tableau qu’elle emporte.

Je lui ai même proposé de prendre aussi la fenêtre décorée d’un joli vitrail dix-neuvième elle est ravie car dit-elle, les roses y sont si réalistes qu’on en sent presque le parfum.

C’est le moment favorable pour lui parler de mon idée : Il faudrait qu’elle verse l’argent de l’achat du tableau au restaurant sous forme de don. Ainsi je n’aurais pas de problème avec Mo et An Binh pas plus qu’avec les services fiscaux.

Elle échange quelques instants avec son assistante puis revient vers moi, c’est l’assistante qui m’interpelle.

  • Madame Slaugters demande pourquoi vous avez décidé de donner cet argent au restaurant où vous travaillez, cet argent vous appartient, si elle le verse au restaurant il ne vous reviendra rien !

Je reste un moment silencieux, puis je lui raconte toute l’histoire depuis ma sortie de prison. Là j’ai bien vu que ce détail attirait son attention et lui fait marquer un temps d’interrogation.

J’ai donc raconté cela aussi, et puis j’ai poursuivi avec le récit de la façon dont j’ai été embarqué dans cette histoire par la générosité de mes amis. Pour en arriver aux aspects les plus complexes et les plus dramatiques, les enfants argentins disparus, le cancer de Mo, les difficultés financières d’An Binh. J’ai abordé, l’histoire de Fred et la façon dont après sa mort sa mère avait investi la totalité de ses économies dans notre projet. Je ne me suis pas étendu sur le trafic d’herbe mais c’est tout de même cela qui nous a permis de refaire les lieux et de nous donner une nouvelle chance.

Je suis effaré moi-même du chemin parcouru depuis mon sauvetage par Mo et An Binh. Mon Américaine s’est assise dans le fauteuil où ma tante a été peinte et elle y a belle allure. Elle me laisse parler et c’est toujours par le biais de son assistante qu’elle me questionne.

  • Admettons que madame Slaughters accède à votre demande, quels sont vos projets pour l’avenir, le vôtre et celui du restaurant ? Elle veut aussi savoir si vous êtes amoureux.

La jeune femme a dit cela avec avec un sourire gourmand, je la regarde dans les yeux en levant un sourcil.

  • Êtes-vous certaine que c’est votre patronne qui pose cette dernière question ?
  • Oui oui !

Je secoue la tête, il m’est difficile de leur expliquer que je ne sais pas trop ce que sont mes projets d’avenir, pour l’instant j’improvise au jour le jour. Je ne dirais pas que ce n’est pas brillant, même si certains jours j’ai le sentiment d’être dépassé par tout ce qu’il y a au programme et qu’il faudrait réaliser. Je suis aussi conscient de ce que les actions dans lesquelles je me suis engagé sont utiles et évoluent favorablement.

Difficile d’aborder les aspects de ma vie affective en passant par le truchement de cette petite bonne femme que j’aime beaucoup, car elle m’a bien aidé. Je sais que même si nous avons dormi une nuit ensemble, il n’y a rien entre nous, et qu’il n’y aura rien à son grand regret je le présume. Ne vous y trompez pas, c’était en toute simplicité et sans arrières pensées, mais dans ce domaine-là aussi j’ai bien des difficultés à m’en sortir.

Je ne veux, ni ne peux m’engager, mais la chaleur humaine et la tendresse me manquent et me sont indispensables.

Après deux heures de discussion, le déménagement de mes meubles étant convenu nous nous sommes séparés, madame Slaughters m’a proposé vingt mille francs plus la remise en état de la pièce pour solde de tout compte. Quand j’ai voulu protester elle m’a fait signe de ne pas insister que ce serait ainsi. Elle a précisé que cette fois l’argent devait me revenir et que par conséquent il me serait remis en liquide.

C’est une solution qui m’arrange bien, mais avant de partir elle m’a tapé sur le sternum de sa main gantée, cet argent est pour vous entendons-nous bien !

Cet après-midi je dois me rendre chez la mère du second garçon pour essayer avec elle de trouver une solution qui permettra de le faire réapparaitre sans que la police n’éprouve le besoin de se manifester.

Il va falloir qu’elle fasse jouer son réseau argentin pour faire établir des documents officiels établissant l’identité de l’enfant de Roxanne. Je ne suis pas dupe et je suis convaincu qu’elle a les moyens de le faire, cela prendra juste un peu de temps.

Il faut pour cela que Roxanne sorte de sa dépression et m’indique quel prénom elle avait prévu de donner à son fils et le nom de son père, encore que de ce côté les services qui l’ont exécuté connaissent pertinemment tout son état civil. Il faudra qu’elle demande aussi un certificat de décès. Rude discussion en perspective, mais si elle veut qu’on lui rende son enfant il va falloir qu’elle y mette du sien.

Quand j’ai sonné je ne savais pas si j’allais la trouver chez elle. Bien que depuis quelque temps elle ne sorte plus guère comme si elle avait abandonné la bataille. Avec son passé elle était bien placée pour savoir que dans la guerre que ces deux factions de la politique argentine s’étaient menée, à l’arrivée il ne restait quasiment que des morts et c’est peu dire que l’on ne s’était pas fait de cadeaux.

Ma hantise en me rendant chez elle était qu’elle ne veuille rien savoir et qu’elle m’oppose une sorte d’inertie, refusant tout contact et toute démarche. Dans ce cas de figure nous ne possédions pas de plan de rechange et je ne demandais comment nous en sortir. Nous n’avions pas non plus, vocation à organiser éternellement un centre d’accueil pour les enfants perdus d’une révolution.

Elle a ouvert sa porte le visage fermé, portant le masque de la peur et de l’angoisse.

Elle a juste dit, oui, que me voulez vous.

  • Vous me reconnaissez ?

Elle a par deux fois incliné la tête.

  • Puis-je entrer ?

Elle a saisi le battant et tenté de le refermer.

  • Vous savez bien qu’avec moi vous ne craignez rien.
  • C’est vous qui le dites, pourquoi avez-vous organisé le vol de mon sac ?

Je n’y avais pas pensé mais désormais il faudra que dans le cadre de notre accord elle me dévoile les circonstances de l’assassinat de Fred.

Enfin elle a écarté la porte m’invitant à entrer, nous allions pouvoir nous consacrer aux affaires sérieuses.