Le téléphone vibre comme une blatte en extase ! Mobilisation totale ou quoi ? La terre sonne ! La terre gronde ! Je tourne autour de mon portable…[]. Je m’attache au poteau, moi ! ne décroche pas ! tiens bon ! mais ça sonne ! ça vibre sous mes pieds ! pas de message ! je tiens encore ! je ne décrocherai pas même s’il me saute dans les mains tout seul, mon Nokia ! Epouvantail pour asticots je roule des yeux ! et ça dure et ça sonne…

Faut que je change de sonnerie peut-être.

Non, faut que je change de téléphone.

Non, de numéro.

Un deux trois, soleil. Je ne bouge plus. Le petit animal s’est calmé, il gît dérisoire, le ventre en l’air sur ma table de nuit. L’écran s’est éteint mais je sais que subsistent encore, fantôme persistant derrière le rectangle noir, les quatre lettres fatidiques : V L A D.

Quel con ! j’aurais dû les effacer ces lettres blanches, gravées rouge sang dans ma pauvre tête. Dieu que je les ai aimées ces bribes d’alphabet, promesse d’échappées fulgurantes, de transports hors du temps, hors de la vie !

Mais j’ai promis.

Je me lève, les persiennes laissent passer des rais de lumière.

Il est quelle heure ? Je devine la fin de journée au bruit des voitures en bas sur le boulevard. Accélérations, décélérations, klaxons, bientôt les embouteillages.

Les murs de la chambre tanguent, une odeur de sueur aigre flotte dans l’air. Je pue. Depuis combien de temps suis-je enfermé entre ces quatre murs ? Ma mémoire défaille. J’hésite. Me doucher ?  Rester dans mon jus ?

Pas le temps de me décider, la sonnerie retentit à nouveau, elle insiste. Je regarde : Mylène…

  • ouais, ça va.
  • si mais j’ai pas répondu.
  • mais puisque je te dis que j’ai pas répondu.

Le téléphone me chauffe l’oreille, et par association d’idées peut-être, l’oreille et la feuille de chou se télescopant, la voix traînante et désabusée du Gainsbourg de l’Homme à tête de chou me traverse l’esprit, je perds pied quelques secondes et je réponds au hasard.

  • j’allais sortir.

Je m’approche de la fenêtre, la pénombre s’installe, les silhouettes se hâtent, phalènes indistinctes attirées par la chaleur de leurs foyers.

  • ok, j’y vais, à demain.

Les « je t’embrasse, je t’aime » sont restés coincés dans ma gorge, pourtant j’y tiens à cette fille, c’est mon « agent de détermination », celle qui borne et qui me borde quand je me recroqueville au fond de mon lit avec le secret (dés)espoir de disparaître, quand mon autre chérie entonne son chant de sirène pour que je me fracasse.

Je m’assieds sur la seule chaise de la chambre, j’ai envie de chialer.

Une guêpe est entrée, elle bourdonne et se cogne contre le montant de mon lit. Une grande claque. Je la rate. J’ai mal à la main. Je songe soudain que la grande claque dans la gueule, c’est moi qui l’ai reçue quand Mylène m’a posé son ultimatum : « c’est elle ou moi ». 

Je sentais bien que la situation ne pouvait perdurer, qu’un jour je devrais faire un choix, mais je finissais toujours par me persuader qu’avec mes petites magouilles, je donnais le change.

Et me voilà seul dans cette chambre d’hôtel dont je ne peux même pas dire qu’elle est sordide afin d’ajouter une louche d’auto apitoiement, non…elle est seulement banale, banale à pleurer, banale à mourir.

Je me lève, le téléphone sonne, ce n’est pas Mylène, elle vient de m’appeler. C’est l’autre. Tiens bon, mon gars. Résiste. Prouve que tu existes. Sans un regard pour le petit écran qui me fait de l’œil, j’attrape l’appareil et je le fourre rageusement dans la poche arrière de mon jean, j’enfile mon blouson, la porte de la chambre claque et deux étages plus bas, je suis dehors. 

Il fait désormais presque nuit, je longe les façades trouées ça et là par les vitrines éclairées des magasins, l’air est plutôt froid et mon crâne récemment rasé me rappelle que mes dreadlocks me servaient (aussi) à me protéger ! Je les ai remplacées par le bonnet que m’a offert Mylène - un pas vers le changement m’avait-elle dit -, c’est moins fun mais tout aussi chaud !

Sans presque m’en rendre compte, je viens de pousser la porte du Café du Midi, une chaleur poisseuse me cueille dès l’entrée. Peu de monde, deux solitaires sont accoudés au bar, ils contemplent le fond de leurs verres comme s’ils y cherchaient une réponse.

Je vais m’installer au fond de la salle, le garçon s’approche et après une hésitation je lui commande un café. Quelques minutes plus tard j’enserre la tasse de mes deux mains, la chaleur les empêche momentanément de trembler.

Quand je lève les yeux, je vois apparaître une silhouette que je connais bien, mon pote Vernon, ex-pote devrais-je dire, la dernière personne que j’ai envie de voir, il lève la main et s’avance vers moi.

  • Salut.

Il s’assied lourdement en face de moi tout en se délestant de son sac à dos, il a la mine du mec qui n’a pas dormi depuis plusieurs nuits.

  • Salut, qu’estce que tu fais dans le coin ?

Et comme je le vois lorgner sur mon café, je lui en propose un. Il me fait un signe de tête que je prends pour un oui.

                        - T’as su pour Alex ?

                        - Ouais, comme tout le monde.

Non seulement je savais qu’Alex était mort d’une OD, mais j’avais bien failli être au premières loges quand c’est arrivé. J’avais rendez-vous avec lui ce jour-là, mais quand j’ai vu l’attroupement en bas de son immeuble et le car de flics, j’ai préféré faire demi-tour.

Les emmerdes, ça va, j’ai assez des miennes Mais…inutile de lui raconter tout ça. Je vois bien qu’il a le moral dans les chaussettes.

Tout en avalant son café par petites gorgées, il reprend.

                        -Bizarre la vie, tout va bien et puis tout se déglingue. Plus de boulot, plus d’appart, les copains qui te tournent le dos. Je zone comme un zombie. Tiens… c’est marrant ce que je viens de dire…Alex aurait pu en faire une chanson…tu crois pas ? Mais toi ? Toujours avec Mylène ?

- Non.

La sobriété de ma réponse le déstabilise et je vois dans ses yeux s’envoler l’espoir de venir squatter à la maison.

                        - Merde alors…Vous alliez bien ensemble pourtant. Elle en a un autre ?

Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails, je lui sers la soupe habituelle de ce type de situation, le besoin de faire un « break », de réfléchir, de prendre de la distance, bref toutes ces conneries des magazines de psychologie.

- Alors t’es comme moi, SDF …

- Oui et non, pour l’instant je suis à l’hôtel. Tu peux passer prendre une douche si tu veux.

  • Merci, c’est sympa mais pour ce soir j’ai un plan, une copine m’héberge. Et plus si affinités ajoutet-il avec un petit rire qui sonne faux.

Il ramasse son sac et disparaît comme s’il craignait d’être contaminé par un surcroît de guigne.

Je ressens tout à coup un grand vide. De retour dans la rue, je me mets à marcher, une chape de lassitude me donne une démarche d’ivrogne, j’ai enfoncé mon bonnet de laine jusqu’aux yeux et j’avance. Je sens le téléphone vibrer dans ma poche, je le serre comme s’il était devenu tout à coup un serpent à sonnettes. Je l’ai neutralisé mais ce combat de quelques secondes m’a épuisé. J’ai besoin d’un remontant, la caféine n’est pas suffisante.

            Je m’engouffre dans le premier troquet venu, je n’y suis jamais venu, j’ignore dans quel quartier je me trouve. À peine suis-je assis que mon Nokia que j’ai posé sur la table se remet à vibrionner. Je ferme les yeux. Jamais deux sans trois. Je me sens complètement idiot de me faire ce genre de réflexion alors que j’ai l’impression d’être au bord d’un gouffre qui m’aspire. Cela fait trois semaines et deux jours que je me tiens en équilibre. Je vacille et ce que je redoutais se produit : le téléphone se manifeste à nouveau et cette fois, je regarde l’écran : V L A D. La tempête sous mon crâne souffle en rafales. Je n’aurais pas dû regarder, Orphée de pacotille, mon Eurydice à moi ne vaut pas que je la rejoigne en enfer.

Et pourtant…Dans une heure au plus, je serai en face de Vladimir, sur la table basse de son salon miteux, ma blanche chérie sur son rail m’emmènera en voyage. 

Mylène ne sera pas sur le quai.

Je serai seul.