Après avoir déposé leurs bambins au sein de la maternelle, quelques mères poursuivent d’interminables palabres sur le trottoir. Mal remise de mes émotions de la nuit, en dépit des trois tasses de café ingurgitées à la hâte, j’arrive toute essoufflée à l’école, tirant sans ménagements par le bras mon fils récalcitrant. En fait, je ne supporte plus de l’entendre scander en pleurnichant son éternel refrain : « Mais l’est où mon papa ? » L’ATSEM vient, à point nommé, à mon secours et me délivre gentiment de mon chérubin qui, en guise d’au revoir, me tire une langue longue d’une toise.

Je ne pense plus alors qu’à m’engouffrer dans ma voiture pour gagner mon bureau avec plus d’une heure de retard.

C’est alors que notre amie Sylvie me coupe le chemin d’un : 

  • Keep cool, Sab ! Tu sembles prête à péter un câble ! Ton Phil fait donc la grasse ? 

En dépit de son sourire et de sa voix amicale, je ne sais pourquoi, à cet instant, j’ai comme une envie irrésistible de l’embrocher.

  • Mon Phil ? Il est en séjour de reconstitution personnelle à Batz. C’est donc à moi, comme d’hab, à assumer. Tu piges, darling ?
  • Je pige surtout que tu es à bout. Si tu veux travailler tranquille ce soir, je prends ton loustic en même temps que le mien, je lui donne à béqueter et, toi, tu nous rejoins pour l’apéro, O.K ?

J’avoue que sa proposition me soulage, tant sur mon bureau la pile de dossiers, de plus en plus impressionnante, a l’art de mettre mon chef à cran.

Onze heures plus tard, le cou et le dos cassés par une journée harassante, je grimace au moment de me glisser dans mon Austin mini Cooper. Signe que la jeunesse est derrière moi ? Pour chasser cette question de mon esprit, je mets ma sono à fond et décide de me réjouir à la perspective de passer un moment agréable chez Sylvie et Gérald.

Depuis l’affaire de la pseudo agression sur le parking, même si nos relations se sont quelque peu distendues, elles sont néanmoins restées amicales.

Hilare, mon fils m’accueille, d’un ton qui n’admet aucune contradiction : 

  • Suis invité à une nuit pyjama, moi ! 

Et, Sylvie d’enchaîner :

  • Cela lui changera les idées, d’ailleurs Léo a déjà installé le matelas pneu à côté de son lit et ils ont préparé leur plateau sandwichs. Ils vont se débrouiller tout seuls. Comme des grands.

Nous laissons nos deux sioux hurler leur triomphe et nous enfermons dans le salon pour un apéritif dinatoire.

Bien calée au fond du fauteuil qui m’est dédié, baignée dans la douce lumière des lampes d’ambiance dont Sylve raffole, je me laisse brutalement emporter plus de trois ans auparavant, lorsque notre vie s’écoulait paisiblement entre travail et réunions amicales. Je prends conscience du caractère précieux de cette longue amitié partagée et à quel point nos rencontres m’ont manqué. Je me laisse aller à ce bien-être tandis que Gérald, d’autorité, ouvre une bouteille de Laurent-Perrier, mon champagne préféré.

  • À nous trois, clame Sylvie en levant sa coupe, et tant pis pour l’absent qui, distu, a choisi de jouer les ermites !

Ces derniers mots me ramènent brutalement à la réalité de ma vie actuelle, à ma problématique de couple que je me refuse, depuis trois longues années, à reconnaître. Je ne puis alors refouler mes larmes. Tout se passe comme si toute la souffrance accumulée et dissimulée au fond de moi depuis ces dernières années, n’attendait que ce moment de tendresse pour exploser sans retenue.

Sylvie me tend un étui de kleenex, me fait face, mains posées sur mes épaules et, d’une voix à la fois ferme et douce, me scande, yeux dans les yeux :

  • Aucun homme, tu entends Sab, ne mérite une seule de tes larmes et surtout pas Phil ! Il faut enfin que tu saches. Que tu saches toute la vérité : parce qu’il faut qu’il cesse de te prendre pour la reine des connes !

Dans ma poitrine, mon cœur bat la chamade tandis que mes jambes flageolantes m’obligent à m’asseoir. Je réalise que Gérald lui aussi s’est assis brutalement, répandant une partie de sa coupe sur la table. Il semble à présent pétrifié.

Après avoir englouti, cul sec, une seconde coupe, Sylvie fixe son mari, avec l’expression d’une femme déterminée, coûte que coûte, à aller jusqu’au bout de ses révélations.

  • Depuis « l’affaire de la RN 117 » pour reprendre l’intitulé des canards du coin, je suis en total désaccord avec Gérald. Je ne lui pardonne pas d’avoir accepté de faire un faux témoignage. Et surtout, de ne pas t’avoir avoué toute la vérité. Le jour de l’agression, ton ordure de mari n’est pas venu jardiner à la maison. Il a menti. Menti à la police, menti à tout le monde. Gérald n’a pas eu les couilles de détruire son alibi. Et cela en dépit des scènes que je lui ai faites. À sa décharge, il faut reconnaître que cette femme était bien connue dans le quartier. Une nymphomane doublée d’une mythomane ! Une salope, quoi ! Alors que s’estil passé au juste, entre eux deux, sur ce fichu parking du supermarché ? Mystère ! 

Comme pétrifiées, mes larmes cessent de couler, tandis que mon corps se replie sur lui-même pour offrir moins de prise à la souffrance.

Sylvie se tient derrière moi et me masse les épaules tout en poursuivant, à voix plus contenue :

  • Et fait plus grave, Gérald a découvert, tout à fait par hasard, que les tourtereaux se rendent régulièrement dans la cabane au bord de l’étang. Ils font la route chacun dans leur voiture et se garent séparément : Phil derrière le cimetière, après une brève visite sur la tombe de sa grandmère, peut-être dans l’idée d’implorer sa protection. Et il en a bien besoin ! Et elle, à proximité de la supérette. 

À présent le silence règne. Aucun d’entre nous n’a plus la force de s’exprimer. Seul nous parvient l’écho d’un tumulte dans la partie chambre, puis un mélange de rires et de pleurs forçant Sylvie à intervenir. Je reste face à Gérald qui me fixe d’un air navré :

  • J’aurais tant voulu t’épargner tout ce déballage, Sab !

Je parviens à lui répondre d’une voix qui se veut ferme et calme mais est en fait remplie d’une profonde amertume :

  • Au contraire, Gérald, c’est très bien ainsi. À présent, grâce à vous, la situation a le mérite d’être claire. C’est moi qui ai fait l’autruche. Pourquoi ? Je m’interroge. Par pure lâcheté, probablement. Crainte de mettre mon petit confort en péril ! Alors j’étouffe les soupçons quand ils pointent leur nez. Tranquillement. Un à un. Couic ! Couic ! Et puis ensuite, si cela ne suffit pas, je brandis intérieurement la meilleure raison de fermer les yeux : l’intérêt supérieur de notre fils ! Fautil être conne quand même !

J’éclate alors d’un fou rire nerveux que je ne puis contrôler. En fait, je sens à nouveau les larmes prêtes à surgir et, d’un geste qui se veut énergique, je tends ma coupe à Gérald :

  • Allez, un peu de nerf, ne laissons pas réchauffer un si bon champagne, ce serait trop dommage !

Sylvie, de retour, semblant soulagée par ma réaction, se sert aussi à nouveau.

  • Tu es superbe Sab ! À toi, à présent, de lui en faire voir à ce salaud ! Tiens bon surtout. Ne te laisse pas amadouer. Tu peux le faire chanter, Gérald est prêt à te soutenir : fonce !
  • Je vais d’abord foncer chez moi et dormir, dormir...puisque tu as la gentillesse de garder le petit cette nuit. Pour la suite, faismoi confiance, je ne vais pas l’épargner !

 

Sur la table du séjour où je viens de le poser à mon arrivée,« le téléphone vibre comme une blatte en extase !...la terre sonne ! la terre gronde ! je tourne autour de mon portable… » Ou plutôt, je tourne autour de la table sur laquelle il semble ramper. Captif de son étui. Je crois qu’il me poursuit. Qu’il cherche à me happer. Alors « je m’attache au poteau, moi ! ne décroche pas ! tiens bon ! mais ça sonne ! ça vibre sous mes pieds ! » Il s’arrête« pas de message » Il recommence aussitôt sa stridente ritournelle. J’obture de mes index mes conduits auditifs. En vain. Rien n’y fait. Cependant « je tiens encore ! je ne décrocherai pas même s’il me saute dans les mains tout seul, mon Nokia ! » Je m’éloigne. Me prends les pieds dans le tapis. Epouvantée par cet acharnement, je fuis tout au bout du couloir. Je n’entends toujours que lui. Il ne se résigne pas. « Cet épouvantail pour asticots » enchaîne indéfiniment les appels « et ça dure, et ça sonne… » Certitude que ma tête ne va pas résister, qu’elle va éclater, que ma cervelle va s’éparpiller si je ne réussis pas à le faire taire, là, tout de suite.

Envie irrépressible de m’en saisir. De le fracasser. De le regarder s’éventrer là. Sur le dallage de la terrasse. Au milieu des débris du pot d’azalées. Le splassh que cette immonde blatte ferait en s’écrasant me ferait jouir. Jouir comme si je pouvais écraser de mon poing la face de crapaud de mon mari. Mon mari, ce salaud. J’ouvre grand ma fenêtre. Puis, avec des ruses de sioux, je m’approche doucement. Ma main ouverte toute prête à l’empoigner et à le faire passer de vie à trépas. C’est alors que la blatte se fige. S’immobilise. Se tait. Elle semble avoir pressenti le sort funeste qu’elle allait subir.

Épuisée, je m’effondre sur mon canapé. Besoin de me calmer. De récapituler. De reconstituer les pièces du puzzle. De monter un dossier en somme. Simple jeu pour la juriste que je suis. Sauf que je ne puis être objective. Il s’agit de MOI. Je souffre dans mes tripes, MOI. Dans mon amour propre, MOI. Je suis ridiculisée. Humiliée. En miettes. Je m’injurie. Pauvre conne ! Super connasse !

Ma boite de kleenex est vide. Tout me lâche. Je sanglote. Renifle. Me mouche dans ma manche. Me vide de ma substance. Me liquéfie. La blatte s’est arrêtée mais elle m’a transformée en une espèce de méduse. Informe. Flasque. Échouée au creux des coussins. Méduse shootée au Lexomil, quart après quart. Vaine tentative pour apprivoiser ce cocktail de rage et de désespoir qui, depuis la soirée chez Sylvie, abolit tout raisonnement.

Rage de m’être laissé attendrir par la lettre que l’infâme avait eu le toupet de joindre à son pot d’azalée. Rage d’avoir pu manifester tant de compréhension devant son soi-disant besoin de solitude. De m’être totalement ridiculisée aux yeux de Sylvie, ce matin, devant la maternelle.

A présent, cette rage stérile, je dois la transformer en froide détermination. Dès demain matin, je vais passer à l’action. J’aurai tout le temps scolaire pour mener à bien mon plan. 

-1 Faire venir le serrurier en urgence pour changer clés et verrous.

-2 Entasser, pêle-mêle, à l’intérieur de grands sacs poubelles tous les effets personnels de celui que je considère désormais comme un intrus. Un indésirable. Un nuisible, à mes côtés. 

-3 Empiler tous ces sacs dans sa voiture. Aller la garer devant la maison de ses parents. Déposer papiers et clés dans leur boîte aux lettres.

-4 Contacter Josée, mon amie avocate, à la solide réputation de pitbull tant elle a de mordant dans ses plaidoiries afin d’engager au plus vite la procédure de divorce.

-5 Et le meilleur pour la fin… Prendre un long, long congé et accepter enfin l’invitation d’Anne, ma fidèle amie de lycée qui s’est établie en Crète avec son ami artiste peintre. Ils rénovent un ancien couvent : tout en herborisant, philosophant, jardinant sans oublier d’élever quelques chèvres chargées de débroussailler leurs alentours. Pendant que mon galopin jouera au berger, il oubliera de me parler de son père. 

Moi, j’espère, dans ce lieu privilégié, renouer enfin avec nos interminables soirées adolescentes autour des livres et sentir mon esprit revivre, retrouver le goût des échanges, des joutes verbales sous les étoiles. Ceci parfois jusqu’à ce que l’aube nous fasse frissonner et nous engage à rejoindre nos lits. Plus que tout, je souhaite sentir renaître, tout au fond de moi, le besoin irrésistible d’écrire. Peut-être alors que toute cette misérable aventure pourra prendre place dans un chapitre de mon roman. Chapitre que j’intitulerai : « Une blatte en extase ».