Une petite page de mon passé. Moi, la quatrième d'une famille nombreuse, nous étions six enfants mais le rêve de mon père était d'en avoir douze... Heureusement, la nature, peut-être aussi la fatigue de ma mère, ses éternels maux de tête, l'ont obligé à un peu plus de modestie.

Une famille traditionnelle de l'après-guerre, classe moyenne, à l'époque on aurait dit bourgeois. Mon père, profession libérale, n'avait pas trop le sens des affaires, mais pour sa femme c'était un saint homme qui était plus honnête que ses confrères. Va savoir. En tout cas, je l'admirais.

Ma mère, rencontrée au lycée, avait lâché ses études de droit pour s'occuper de notre éducation, avec l'aide d'une employée de maison.

Toutes ces données cumulées faisaient que l'on devait compter à la maison, mais rien de dramatique, nous avions quand même le mois d'août en vacances deux-chevaux et tentes, plus les camps de scouts ou guides de France, les séjours en Angleterre, enfin tout ce qu'il fallait pour être bien élevés.

            On ne se mélangeait pas trop avec les classes laborieuses quand même, et si on ramenait un ami à la maison, la question tombait toujours :  Qu'est-ce qu'il fait son père ? Ça avait eu comme résultat une belle révolte adolescente pour la plupart d'entre nous. Et nous avions l'avantage du nombre. Six contre deux. La fois où mon frère et moi avions été privés de cadeaux de noël pour cause de mauvais carnets scolaires, les deux grands avaient cassé leur tirelire pour nous offrir quelque chose.

            Il fallait aussi paraître, dans notre bonne ville de Caen. Montrer que nous ne tirions pas le diable par la queue. Nous étions correctement nourris, avec un rôti par semaine, dont il fallait mâcher longuement les morceaux un peu élastiques, de grands bols de lait Mendès France que je rapportais par quatre litres de la crémerie. J'allais aussi régulièrement à la brûlerie acheter « une livre de café, le prix juste en-dessus du prix le moins cher », me disait ma mère.

            Quand je ne portais pas les habits de ma sœur aînée – la mode n'évoluant guère, il n'y avait même pas besoin de les customiser – c'était souvent la machine à coudre ou à tricoter familiale qui les produisait, toujours un peu différents de ceux de mes camarades, à un âge où j'aurais tant voulu être comme elles. Résultat, j'avais été une enfant gauche et timide, puis vers mes douze ans une chahuteuse pour avoir du succès.

            Les vêtements, parlons-en ! J'étais née début janvier, et à cette époque-là c'était déjà la période des soldes, qui se déroulaient dans un grand hall, chaque commerçant apportant des tables à tréteaux sur lesquelles étaient entassés quantité d'articles. Ma mère m'y amenait pour me choisir mes cadeaux d'anniversaire. On repartait avec un grand sac de vêtements d'hiver, soit de ma taille, soit trop grands pour qu'ils puissent durer. J'aurais pu considérer l'abondance d'articles comme une aubaine. Petite fille coquette, je pouvais choisir des jupes et des chandails que j'arborais fièrement dans la cour de récréation. Et pourtant, ces soldes étaient tous les ans une souffrance. Je considérais comme injuste de recevoir comme cadeaux d'anniversaire ces articles à prix bradés. Simplement parce que ma date d'anniversaire collait avec celle du grand déballage. Et pourtant, ils étaient neufs, choisis par moi, et remplissaient mon armoire.

            De nos jours, on n'achète plus qu'en soldes. Je fais comme tout le monde. Mais je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée pour cette petite fille torturée qui faisait un drame de ces emplettes si banales !