Ces murmures peuplèrent chacune de nos nuits durant trois ans. Au matin, d’un accord tacite, mais jamais exprimé, nous prenions notre petit déjeuner, dans le plus grand mutisme, comme déjà accablés par la journée à peine commencéeLes gazouillis de notre fils parvenaient à peine à nous dérider.

Nombre de nos amis considéraient la brève arrestation de mon mari comme une anecdote cocasse à laquelle ils ne résistaient pas à faire allusion, accompagnée parfois, en fin de repas un peu trop arrosé, de grasses plaisanteries, tandis que, chez d’autres, nous ressentions une certaine gêne pour ne pas dire un léger, mais néanmoins palpable, soupçon de suspicion.

C’est ainsi que, petit à petit, nous nous repliâmes sur nous-mêmes tant les contacts incontournables au sein de chacune de nos entreprises, suffisaient à épuiser toute notre énergie. Le soir venu, nous n’aspirions plus qu’à retrouver la solitude de notre pavillon en périphérie de notre petite ville deux-sévrienne. Le plus souvent, sous prétexte d’étudier d’épineux dossiers, je m’enfermais dans mon bureau tandis que mon mari s’écroulait sur le canapé face à l’écran de télévision qu’il contemplait d’un regard éteint. À ses pieds, notre fils tentait vainement d’attirer son attention afin qu’il participât à ses jeux. Cette situation me navrait mais l’énergie pour y remédier me faisait de plus en plus défaut.

Ainsi, devant celui qui, progressivement devenait pour moi un inconnu, je ne pouvais parfois m’empêcher de m’interroger : la police ne s’était-elle pas, en fait, laissé abuser par l’apparente sincérité de mon mari, par ses arguments et surtout par un éventuel faux témoignage de son ami. Peut-être avait-il été, en fait, l’agresseur de la jeune femme sur le parking du supermarché situé à l’entrée de la ville sur la nationale 117. 

Au cours de mes nombreuses insomnies, le doute me submergeait de plus en plus souvent. Une voix intérieure murmurait : « Comment expliques-tu que la description qu’a faite la victime de son agresseur correspondait en tous points à ton mari ? Même chevelure embroussaillée, même jean, même veste de cuir et porteur de deux mêmes bidons d’essence ! Avoue plutôt que cela t’arrange de croire à cette fable de la confusion ! » 

Au petit matin, tout en préparant notre fils, je me morigénais pour mon manque de confiance et tentais de prendre de bonnes résolutions afin de parvenir à améliorer le climat familial. Néanmoins, en dépit de mes efforts, insidieusement, chacun d’entre nous sombra dans un gouffre de tristesse et de solitude.

Lors de ses jours de repos, mon mari disparaissait pour d’interminables promenades laissant notre jardin définitivement livré aux mauvaises herbes. Tondeuse, binette semblaient devoir jouir d’une précoce retraite. Sa contribution à la vie familiale se bornait à présent, exclusivement, à passer déposer puis reprendre notre fils avant 18 heures à la garderie de la maternelle. Mes horaires à moi étant très irréguliers je lui déléguais entièrement cette responsabilité. Pour le reste, je m’efforçais de faire face.

C’est en comité très restreint que notre fils souffla les trois bougies de son anniversaire. Anniversaire qui, à quelques jours près, était aussi celui de l’arrestation de son père. Ce jour-là, personne n’osa y faire allusion tant la lourdeur de l’atmosphère était palpable. Parrain, marraine et grands-parents se hâtèrent, pour différents motifs, de prendre congé.

Quant à mon mari, il prétexta une migraine pour monter aussitôt se coucher et ajouta que, se sentant fébrile, il s’installait dans la chambre d’amis et ne se rendrait probablement pas au travail le lendemain.

Le matin, à mon lever, la porte de la chambre d’amis étant toujours close et la voiture de mon mari dans la cour, j’en déduisis qu’il dormait encore et ne voulus pas interrompre son repos. Je préparai l’enfant le plus silencieusement possible et le déposai à l’école en me rendant à l’étude. Je me promis d’appeler mon mari dans la matinée afin d’avoir de ses nouvelles mais je n’y parvins pas tant les rendez-vous se bousculèrent.

Il était près de dix-neuf heures lorsque mon portable sonna. La surveillante de la garderie me faisait part de son embarras : personne n’était venu récupérer notre enfant alors que son service se terminait à dix-huit heures ! 

Arrivée à la maison, je constatai que sa voiture ne semblait pas avoir bougé et que les volets étaient demeurés fermés. Mon fils ne cessait de pleurnicher « Pourquoi mon Papa y m’a oublié ? » et, dans ma fébrilité, je trébuchai sur je ne sais quoi puis ne trouvai pas le trou de la serrure. Je pestai intérieurement contre mon mari qui aurait pu trouver l’énergie de changer l’ampoule de l’éclairage automatique.

Je me précipitai enfin à l’étage craignant que son état n’ait subitement empiré. Cette fois, la porte de la chambre était ouverte et, sur le lit, la couette soigneusement tirée.

Dans la salle de bains, aucun de ses objets de toilette ne paraissait manquer, pas plus que ses effets dans sa penderie.

Je redescendis dans l’espoir de trouver un mot explicatif : mais rien et, à la patère de l’entrée, ses vêtements habituels étaient suspendus mais ses papiers n’étaient dans aucune poche.

Afin que mon fils cessât de psalmodier sans fin : « mais où l’est Papa ? », ce qui majorait grandement mon angoisse, je l’installai, à sa grande surprise, devant un dessin animé et lui préparai rapidement à dîner. Lorsqu’il serait couché, si mon mari n’était toujours pas rentré, je tenterais de réfléchir calmement à la situation.

Cependant, réfléchir calmement se révéla difficile tant j’étais traversée alternativement par des pulsions opposées qui se résumaient en fait à deux choix : m’agiter ou ne rien faire : téléphoner à tous les proches sous peine de les affoler, mes beaux-parents particulièrement, ou à la police, au risque de me ridiculiser ou bien… attendre patiemment.

Épuisée, je m’allongeai sur le canapé, face à l’entrée afin d’être prête à l’accueillir. J’imaginai maintes raisons à son absence : se sentant mieux, il était allé au cinéma ou boire un pot avec un ami, ou au contraire…se sentant mal, il avait appelé le SAMU. Comment n’y avais- je pas pensé ? Je composai fiévreusement le numéro du CHR mais l’opératrice m’informa n’avoir reçu aucun appel.

Mon cœur semblant être prêt à exploser et mon crâne aussi, je décidai de prendre un antalgique associé à un anxiolytique puis m’allongeai à nouveau sur le canapé ne voulant pas renoncer à l’espoir de le voir revenir d’un instant à l’autre. Je revivais en boucle nos dernières semaines, évoquais ce manque de communication qui s’était petit à petit installé sans que je n’aie plus trouvé la force de le combattre, m’y résignant sans en chercher la cause profonde : Un autre amour ? Une dépression ? Je m’accusai de négligence et même d’une certaine indifférence. Soudain je fondis en larmes alors que depuis « l’affaire », je n’avais jamais pleuré.

Le jour perçant à travers les volets me trouva transie, roulée en boule sur le canapé au creux duquel le sommeil m’avait terrassée bien malgré moi. Animée d’un espoir dérisoire, je grimpai à l’étage, parcourus toutes les pièces afin de m’assurer qu’il n’était pas rentré durant la nuit. En vain. En dépit de la panique qui m’envahissait, je parvins à raisonner et établir un plan. 

Je devais tout d’abord annuler tous mes rendez-vous professionnels et emmener notre enfant à l’école afin qu’il n’assiste pas aux nombreux appels téléphoniques qu’il me fallait à présent adresser à tous ceux qui avaient peut-être été en relation avec lui la veille, en somme, commencer ma propre enquête avant de m’adresser à la police.

La première chose que je vis en ouvrant ma porte, fut un gros pot d’azalées renversé sur les gravillons devant le seuil. Je le relevai et m’aperçus qu’une enveloppe était épinglée à la cellophane. Je réalisai que c’est dans ce pot, qu’hier soir, j’avais trébuché dans l’obscurité. Je reconnus aussitôt l’écriture de mon mari sur l’enveloppe.

En un instant le pire des scénarios me traversa l’esprit : il s’est suicidé et c’est son message d’adieu. J’eus l’impression que mes jambes allaient se dérober sous moi. Je m’assis sur la murette et, en tremblant, j’ouvris :

 

Ma chérie,

Je reconnais avoir manqué de courage pour n’avoir osé te dire que j’avais besoin de me reconstituer. Besoin de quelques jours de solitude. Cette accusation mensongère d’agression m’a fait beaucoup de mal. Plus que tout je ne pouvais supporter le doute que je lisais parfois dans ton regard. Le silence qui s’est installé entre nous est comme chargé de poisons. Je pars pour Batz. Je prends le train comme dans mon enfance et ne m’encombre d’aucun bagage. Je pars avec mon vieux jean et ma veste de cuir afin que l’air marin les purifie de toutes les souillures dont ils ont été indirectement l’objet. Je ferai de grands feux de cheminée pour réchauffer ces vieux murs abandonnés depuis si longtemps. Le souvenir de mes grands-parents, le spectacle des vagues se déchaînant sur les rochers devraient m’aider à cicatriser mes blessures.

Ainsi j’espère, qu’à mon retour, nous parviendrons enfin à nous retrouver et à vivre de nouveau dans la confiance et la joie. Je t’embrasse. Serre notre fils pour moi dans tes bras. 

Me da gar