Trois ans avant que mon mari ne disparaisse, il a été arrêté par la police. On cherchait un homme qui venait d’agresser une jeune femme dans le parking du supermarché. L’homme signalé était décoiffé, ses cheveux mêlés à des rebuts de feuillage, il portait deux bidons d’essence, un jean une veste de cuir. Mon mari portait les vêtements décrits par la victime, il revenait de faire du jardinage chez un ami, il était tombé en panne d’essence sur la nationale, à proximité du parking du supermarché. Mon fils venait de naître, je me penchais sur son berceau quand le téléphone a sonné : que faisait votre mari sur la nationale 117, à quelle heure a-t-il quitté le domicile conjugal. Un peu plus tard nous riions de la confusion – prêts à croire, pour en faire du sensationnel ou de l’esprit, que la plus innocente de nos mains est l’inverse de celle qui agresse. Nous riions d’imaginer que l’on pût tomber, après un coup de hasard, dans un gouffre de folie, dans le doute de soi. Je ne sais pas qui riait exactement. Je ne sais pas où je riais. Sûrement pas dans la solitude du petit bureau où je me tenais le plus souvent. L’anecdote murmurait, la fiction du crime murmurait.

                                                                                              Marie Cosnay

 

Et si cette histoire se terminait ainsi…

 

Aujourd’hui je sais.

Peut-être pour m’éviter de sombrer dans la culpabilité, je m’applique à gratter cette vieille blessure pour la faire saigner et en faire surgir de nouvelles images.

Après le rire libérateur, nous nous étions regardés mais alors que j’avais envie de m’attarder sur les faits, d’en reprendre la chronologie comme la police m’y avait invitée, mon mari s’était déclaré las, impatient de se changer.

Il avait disparu dans la salle de bain et le bruit de la douche que j’écoutais comme j’écoutais la nuit la respiration de mon fils, m’avait rassurée.

Comme la présence de son blouson de cuir, suspendu à la patère de l’entrée témoignait d’une banale quotidienneté qu’aucune image de fait divers ne devait troubler.

Aujourd’hui je me demande pourquoi malgré ce retour à la normalité je sentais dans l’air une nervosité que j’essayais de justifier par la violente intrusion d’une réalité que nous n’avions jusque-là affrontée que dans la fiction du roman ou du cinéma.

Je crois comprendre que peu à peu le doute était entré dans notre vie mais d’une manière feutrée, tout était comme avant si ce n’est que la plus innocente des remarques semblait se charger de menaces. Les jours suivants, même si nous ne parlions plus de l’événement, il se dressait entre nous, avec ses questions que je n’osais poser.

Je ne savais plus si je le croyais capable de ce méfait ou si par un effet de miroir, il me renvoyait les soupçons qu’il percevait – ou croyait percevoir – dans mon regard. Nous ne nous en expliquions pas et le malaise grandissait.

À certains coups de fil qui laissaient mon mari toujours plus silencieux, je devinais que la police poursuivait son enquête. 

La vie allait continuer ainsi pendant de longs mois, je recherchais de plus en plus la solitude de mon petit bureau que je ne quittais que pour m’occuper de l’enfant.

Et puis un jour, mon mari a refermé la porte de notre maison, il m’a dit à ce soir. Il venait de quitter le domicile conjugal. Je ne le savais pas encore.

Je l’avais attendu, les jours passaient, j’étais à cours d’arguments plausibles pour expliquer son absence, je devais signaler une disparition inquiétante. Après cette agression non élucidée, plus qu’inquiétante, la police la qualifia de compromettante. Madame, comprenez bien que cette affaire étant au point mort, sa disparitionressemble à un aveu.

Je n’avais rien à répondre sinon que je m’engageais à signaler toute tentative de contact.

Je m’installais dans l’attente, je m’efforçais de dénier à cette absence un caractère dramatique, mon mari vivait loin de nous, il avait ses raisons, il allait revenir, j’en étais convaincue.

Hier soir, je m’installe par habitude devant les actualités télévisées, l’agresseur du parking– comme s’était empressée de le baptiser la presse locale – vient d’être arrêté dans un département voisin, une image apparait, un individu de type « caucasien » (selon l’expression policière de l’époque), cheveux hirsutes, vêtu d’un blouson aviateur et d’un jean bleu. 

Je scrute intensément l’écran.

Ce n’est pas mon mari.