Pour murmurer, ça murmurait ! Cet épisode, vieux de trois ans, n’a jamais quitté ma mémoire, jamais vraiment. Le jour même de la disparition de mon mari, il y a une semaine, il s’est de nouveau imposé à moi. D’abord la perplexité, les recherches auprès des proches, des amis, du voisinage et l'évidence de la disparition. Puis la sonnerie du téléphone, de nouveau, comme il y a trois ans. La Police. La voix impersonnelle et implacable, les questions ; le gouffre de folie s’ouvre de nouveau mais je suis seule à tomber dedans. Cette fois il n’est pas là pour m’accompagner, pour rire avec moi. Je ne sais pas qui riait exactement et de quoi le soir de cette méprise, il y a trois ans quand, ensemble, nous avions élaboré un scénario que nous ne demandions qu’à croire. Il a disparu au même endroit au kilomètre 258, juste avant l’embranchement du parking de ce supermarché où la police l’avait signalé, il y a 3 ans. La voix m’annonce qu’on a retrouvé dans un fourré qui borde le terreplein de l’autoroute un portefeuille qui contenait sa carte d’identité et son permis de conduire. Avait-il de l’argent sur lui ? Il ne restait qu’une pièce d’1 euro égarée dans la doublure et un ticket de bus. Mon mari ne prend jamais le bus ! Un ticket de la grande agglomération. Que faisait ce ticket dans son portefeuille ? Il y avait aussi un papier plié avec une adresse que je connaissais peut-être. On me demanda quand j’avais vu mon mari pour la dernière fois. J’expliquai qu’il était parti un matin en voiture à son travail et qu’il n’était pas rentré le soir. D’abord, pas d’inquiétude ; il faisait souvent des heures supplémentaires ; puis toujours rien. L’inquiétude surgit, grandit, m’envahit.

            C’est comme il y a trois ans, le téléphone avait sonné pendant que j’allaitais mon fils, il avait huit mois à l’époque et, comme ce soir, seule avec lui dans la maison déserte. J’entends encore la voix dans le combiné ; on avait vu sur le parking du Supermarché un homme portant deux bidons d’essence, un jean, une veste de cuir. La voix m’avait questionnée : « votre mari est-il bien sorti de votre domicile ce soir vers 17h ? » À quoi j’avais répondu qu'il était parti chez un de ses amis. C’est vrai que c’est la maison juste en face du grand parking du Supermarché ; c’était l’automne, il allait ramasser les feuilles mortes juste avant la tombée de la nuit, préparé le jardin pour l’hiver : « la dernière tonte avant le froid » avais-je pensé. Il avait dû aller chercher du mélange pour alimenter la tondeuse ! Son ami est distrait, sans doute a-t-il oublié de faire le plein. Dans ma surprise et mon inquiétude, je n’avais pas bien écouté ce que disait la voix. Deux jerricans sur la nationale, comme s’il était tombé en panne de voiture ? sur la nationale, entre chien et loup. Je n'écoutais pas vraiment, commençant la construction de l’histoire, guidée par mes inquiétudes. Mais non, il est parti à pied, notre ami habite à 500 m et mon mari aime marcher. La voix insistait : l’homme signalé avait agressé une jeune femme sur ce parking : la police qui faisait une ronde et avait vu l’agression à la lumière des phares ; ils avaient perdu la trace de l’homme aux jerricans au seuil de l’embranchement. Il les avait posés là et s’était évanoui dans la nuit qui tombait. On ratissait le quartier à la recherche du suspect et donc, on faisait une enquête téléphonique au cas où. Peu de temps après, mon mari était rentré, un peu essoufflé, les cheveux en bataille mêlés de feuilles et d'herbes. Je lui avais raconté le coup de fil, les recherches de la police. Il m’avait affirmé qu’en effet, il était allé chercher le mélange pour la tondeuse de notre ami oublieux. Chez nous, il faisait chaud, la lumière était douce et le bébé dormait, rassasié, la vague d’inquiétude et de doute s’était évaporée dans toute cette douceur. Dans le journal, l’agression avait été classée parmi les faits divers inexpliqués, la jeune femme appartenait à une bande qui dealait plus ou moins sur ce parking à la nuit tombée et dans les alentours. Le quartier de notre ami était glauque ; allait-on se tracasser pour ce qui semblait un vague règlement de comptes ? La vie quotidienne reprit, banale. Nous avons ri ensemble de l’enquête policière ; il avait été interrogé et confronté à la victime qui ne l’avait pas formellement reconnu ; il est vrai qu’elle était inculpée dans le même temps pour une affaire de drogue. Nous avions ri de cette silhouette vêtue d’un blouson de cuir noir et d’un jean, qui s’était évanouie dans la pénombre, emportant son secret.

 

            Mon mari semblait toujours aussi calme. Mais au fond de moi, le doute. Cette histoire qui nous faisait bien rire, une fiction qui préservait le confort de notre vie de famille. Une vague obscure de ténèbres et de malheurs menaçait ; je la sentais prête à déferler.

            Et ça recommençait ! Mon mari avait disparu : la catastrophe était là. Chronique du malheur annoncé ; il y avait un lien entre l’épisode du parking et la disparition actuelle, j'en avais une intuition qui ne demandait qu'à se transformer en certitude, J'avais porté notre petit garçon chez ma mère pour le mettre à l'abri de la situation et de mes propres craintes et de mes accès de désespoir.  Les premiers jours s’étaient passés en démarches et recherches diverses et en folles angoisses, j'avais fait ma déposition au commissariat, on m'avait dit de rester à disposition s'il y avait du nouveau. Privée de mon enfant, sans famille dans cette ville où nous vivons depuis quelques années, des relations de travail et peu d'amis proches, nous nous étions éloignés du propriétaire de la maison en bordure du parking ; à y repenser, mon mari avait espacé les contacts puis les avait interrompus. Toujours rien, pas de traces, pas d'indices. Soudain ce coup de fil de la police qui vient relier les deux histoires. Le portefeuille dans le fourré au bord de l'embranchement ! Que faisait Georges à cette heure et à cet endroit-là ? Et l'adresse sur le papier plié ? Une sueur froide coulait le long de mon dos, mes mains étaient si crispées que je n'arrivais pas à ouvrir le carnet pour noter le RV que me donnait le lieutenant de police. Je titubais : et à nouveau le gouffre de folie s'ouvrait.

            J'aimais mon mari et là je comprenais que tout un pan de sa vie m’était inconnu ; un monde noir dont il avait essayé de me protéger. Des suppositions folles galopaient dans ma tête. Georges avait été enlevé près de l'endroit où avait eu lieu l'agression il y a trois ans ! C'est certain, il y avait un lien entre lui et la victime du parking. Il l'avait bien agressée alors et on l'avait enlevé pour se venger et le faire chanter. La folie du doute se transformait en folie de certitude : il n’était pas innocent et la réalité l'avait rattrapé. Le désespoir et la peur s'invitèrent dans mon lit cette nuit-là. Au petit matin, je partis vers le commissariat.