Tu es née en 1946. Tu appartiens à cette génération que l'on appelle le baby boum. De toi, je ne sais que ce que l'on m'en a dit, et quelques rares souvenirs.

Tu es une fille. Tu seras l'ainée de tes frères et sœurs et l'ainée de tous tes cousins et cousines. Ta mère attendait, espérait un garçon. Durant son enfance, elle avait supporté une sœur ainée autoritaire, égoïste qui menait ses frères et sœurs à la baguette. Elle pensait que tu ne pouvais être que comme elle, autoritaire.  

Est-ce pour ça que, pendant le premier mois, tu as hésité à vivre ? Tu étais toute petite et tu ne prenais pas de poids. Tu sais, ce sont les ainés qui font qu'une femme devient mère. La tienne n'est pas la mère que je connais, c'était une mère qui avait été peu maternée et qui ne savait pas materner, peut-être que c'est avec toi qu'elle a appris. Plus tard, je l'ai vu s'occuper de bébés avec plaisir, elle savait leur parler, les écouter. Pour les cousines c'était « super tata. »

 

Tu es née dans une maison de correction de garçons. Est-ce que c'est à cause de cet environnement qu'à 15 mois tu as failli devenir criminelle en cherchant à éliminer ce frère qui accaparait toute l'attention de ta mère ? Est-ce pour cela qu'aujourd'hui je tente encore d'expliquer comment une personne peut un jour commettre un acte irréparable.

 

Tu as grandi, la famille s'est installée à la campagne, et je commence à me souvenir. Tu es devenue une petite fille triste, aujourd'hui, je dirais dépressive. Tu pleurais souvent, on t'appelait la braillarde, la chiallaude. Parfois, ta mère te demandait : mais pourquoi tu pleures encore ? Tu pleurais encore plus en disant je ne m'en rappelle plus pourquoi je pleure ! Est-ce qu'en pleurant tu te consolais ?  

 

Tu étais une petite fille très curieuse mais tu savais que ce n'était pas bien. Alors, dans ton coin, sans faire de bruit, très discrètement tu écoutais les conversations des grandes personnes. C'est comme cela que tu as appris comment naissent les enfants et bien d'autres choses.

 

Aller à l'école, là, tu étais contente. Tu as très vite appris à lire, à écrire, à compter. Tu te souviens du bonnet d'âne et de la langue rouge ! La maitresse attachait une langue rouge au cou de l'élève bavard, et mettait un bonnet d'âne à celui qui ne savait pas sa leçon ou faire son exercice. La honte. Tu as toujours su éviter ces punitions infamantes. Ta maitresse t'appelait « mon abeille. » Tu étais sérieuse, travailleuse, appliquée. La bonne élève quoi ! Mais très souvent tu ne pouvais pas terminer ton trimestre, tu étais trop fatiguée. Je te revois épuisée, sans énergie et tu attrapais une angine, une grippe, un mal au ventre, mal à la tête. Aujourd'hui, j'ai du mal à croire que tu étais un enfant fragile.

  

Quelle joie tu as éprouvée quand tu as découvert que tu pouvais lire un gros livre en entier. Tu te souviens : c'était les Malheurs de Sophie. Tu n'arrêtais pas de lire. Plutôt obéissante et timide tu étais admirative de cette petite fille qui faisait des bêtises et recommençait. Aujourd'hui aussi je continue à lire avec le même plaisir.

 

Je t'entends encore dire « je m'ennuie, je ne sais pas quoi faire. » Tu trouvais le temps long, tu pensais que jamais tu ne deviendrais une adulte. Tu ne te voyais pas grandir. Aujourd'hui je suis septuagénaire, je ne vois pas le temps passer, et je ne me vois pas vieillir.

 

Puis c'est l'internat. Je te revois avec cet uniforme : jupe plissée bleu marine, corsage blanc et le béret ! Là aussi tu pleurais, tous les jours pendant presque une année. Les repas étaient un supplice ! Je te revois toujours préoccupée de savoir comment tu allais te débarrasser du contenu de ton assiette sans que cela se voie, sans te faire prendre. Tu arrivais à table en étant dégoutée, tous les jours, féculents rimés, viande immangeable ! Tu emportais une feuille double que tu plaçais sous ton assiette et et rapidement tu faisais glisser son contenu sur la feuille. Il fallait rapidement plier et mettre dans ta poche ce repas immangeable. Tu étais restée très petite et très maigre, aujourd'hui j'ai toujours faim et tendance à la surcharge pondérale.

 

Après le Bac tu es allé en Fac. C'était le grand écart. À l'internat, tu n'avais qu'à suivre les autres, respecter les règles, tu n'avais jamais vécu seule, jamais pris le bus ou le train seule, jamais fait de cuisine, géré de l'argent de poche. Mais tu as appris très vie et tu t'enthousiasmais de toutes ces découvertes. Là je commence à me reconnaitre en toi. Tu as découvert le sport, volley, natation et tennis. Tu découvrais les amis, les fêtes. Tu t'es passionnée pour le cinéma, et aujourd'hui c'est toujours un plaisir. Tu as vécu Mai 68, tu prenais plaisir à ces longues discussions, tu écoutais et te forgeais une opinion. Et puis, tu as été amoureuse, souvent, pas longtemps du même, mais tu as pris confiance en toi, tu découvrais le plaisir de s'habiller de se maquiller, le droit de séduire, droit au plaisir.

 

Aujourd'hui, je m'interroge sur ce sentiment d'avoir profondément, radicalement changé et d'être toujours moi, la même et différente. Je m'étonne de ce sentiment de continuité malgré ces étapes de vie qui nous façonnent. Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'avoir eu de la chance, d'avoir fait une bonne vie, riche de belles rencontres. Je me suis nourrie d'échanges, autour de bonnes tables. Avec combien d'amis j'ai ri et partagé des chagrins. Il y a les vieux amis que je retrouve comme si nous ne nous étions pas quittés et les amis proches. Mais aujourd'hui encore, je suis toujours curieuse, j'aimerais bien savoir : où va-ton quand on est mort, comment cela se passe après ? Si, en écoutant j'ai appris comment naissent les bébés, je n'ai jamais entendu quelqu'un de fiable pour me dire ce qui se passe après la mort.