Existe-t-il un âge pour penser à son autobiographie ?

Je ne le sais pas et dans le même temps je me dis pourquoi pas ? 

Il faut tenir compte de ce que l’on a vécu, de ce que l’on aurait pu ou voulu vivre, sans parler de tout ce qui est arrivé dans notre vie et que dans nos rêves nous n’aurions jamais osé imaginer.

Il est évident que parvenu à un certain âge on se pose des questions, il est normal que l’on puisse désirer refaire le chemin parcouru pour analyser les événements et les rencontres qui ont influé sur notre parcours et qui ont pu en modifier le cap.

Je suis né, cela reste une réalité intangible, en raison des circonstances et aussi par un certain hasard le 3 août 1943 dans l’une des plus belles forêts de France celle de Tronçais dans l’Allier. Je ne resterai en ce lieu qu’un peu plus de deux ans, pourtant je vous garantis que je garde bien des souvenirs de cette période que je vais tenter d’appréhender.

Je parle de hasard car, avouons-le, il joue tout de même un rôle important dans la rencontre entre les êtres humains avant qu’ils ne réalisent leur désir de parcourir un bout de chemin ensemble. Il aurait parfois suffi que la vie se décale d’un quart de seconde pour que tout son déroulement comme celui du cours d’un fleuve s’en trouve bouleversé. Sans oublier qu’en plus de la rencontre il faut qu’éclate entre ces êtres l’étincelle de l’attrait de l’attirance avant qu’on ne parle de désir et d’Amour.

Dans les circonstances dont il faut tenir compte ici il y a en plus la guerre qui crée un climat tout à fait inhabituel, celui d’un psychodrame planétaire d’une ampleur jamais égalée. Il existe de nombreux écrits relatant cette période je ne pense donc pas que ces quelques lignes changeront grand-chose à l’affaire. Je voudrais simplement tenir un propos liminaire pour vous informer de ce que je ressens et de ce à quoi cela me renvoie.

Au moment de ma naissance je n’ai pas connaissance de ce qu’est l’état du pays et du monde ni la maitrise des mots ni d’aucune capacité humaine pour pouvoir comprendre ce que sont les problématiques de la vie. 

Quand ils décidèrent de me concevoir soit si mes comptes sont bons aux environs de novembre 1942 il fallait quand même oser.

Enfin, décidèrent c’est peut-être sur cette question qu’il nous faut nous pencher avant tout. 

Comment imaginer que l’on puisse désirer concevoir un enfant fin 1942 alors que la situation générale de la guerre présente encore un état de grandes tensions et de grandes incertitudes ?

Quand je dis et écris tensions et incertitudes il faut se reporter aux documents de l’époque : Il y a certes des éléments positifs qui se font jour, comme la bataille de Stalingrad sur le front Russe. L’opération Torch des Anglo-Américains qui débarquent en Afrique du nord, le drapeau français qui revient dans la bataille avec la création de la France libre, et le comportement de ses combattants à la bataille d’El Alamein.

Les Allemands de leur côté ne restent pas inactifs, devant cet enchaînement de revers ils passent à l’offensive en envahissant la zone libre dans laquelle nous vivions. On ne trouve pas dans cette énumération d’éléments donnant un semblant de crédibilité au désir d’ajouter un troisième enfant à une famille.

Alors que penser de tout cela sur le plan de mes géniteurs ?

On peut imaginer qu’après les années de tension du début de la guerre ils ont voulu voir dans ce renversement des tendances comme un printemps, un changement de saison et fêter ça pour se libérer de leurs angoisses. Soit, c’est là une explication plausible mais la réaction brutale de Berlin ne permettait pas d’augurer des lendemains heureux pour un enfant à venir.

Nous tablerons plutôt sur un couple qui au cœur de la guerre continue sa vie sans penser aux conséquences possibles de ses actes, le sexe restant le sexe.

Il n’en demeure pas moins que désormais, je suis bien présent dans le corps de ma mère, bientôt dans leurs préoccupations et qu’il faudra compter avec moi.

Je n’ai pas de souvenir concis de cette première phase de la grossesse, il faudra attendre qu’à l’un des bouts de l’embryon en devenir que je suis commence à se développer, ce qui deviendra son cerveau.

Ils vivent une période étrange dans laquelle chacun joue un rôle qui n’est pas celui de sa vie d’avant le conflit. La pression de l’angoisse semble partout prégnante. La guerre a semé le trouble l’approche de la fin de cette guerre et la libération en vue apporte son lot de questionnement pour l’avenir.

On est un peu dans un entre deux, chacun prend conscience que l’intermède se termine, que la vie va reprendre son cours et qu’il va falloir réapprendre à vivre et à vivre autrement.

L’avantage d’être dans la position d’embryon c’est que dans un premier temps on existe sans exister, il y a une mère qui porte en son sein ce futur petit d’homme mais lui ou elle n’étant pendant cette première phase qu’une extension d’elle, une part d’elle, qui ne vit que par elle ne pense que par elle et encore peut-on parler de pensée propre puisque l’embryon n’étant qu’une partie d’elle même qu’elle porte construit, et nourri en son sein ?

L’embryon puis le foetus ressent ce que sa mère ressent et rien que cela. On peut pourtant convenir que dans les strates de son cerveau embryonnaire il gardera au même titre que des éléments provenant de son cerveau reptilien héritage de l’évolution préhistorique, des poussières, des bribes ressenties de ce qu’a vécu sa mère durant cette cohabitation.

Situation confortable ou non chacun aura son avis sur la question, mais qui en stimulant l’être en devenir lui apprend à se forger un mental et construit le socle de ses émotions futures.

Un matin j’ai empoigné un élément qui glissait là contre mon corps, pour la première fois ma main a utilisé sa capacité de préhension, j’ai exercé une traction et mon corps a fait un tour complet sur lui-même. Le fait d’évoluer comme un poisson rouge dans un bocal fut un grand facilitateur. Au cours de cette évolution j’ai frôlé les parois de ce lieu où depuis des mois je m’élabore.

Tout à coup il s’est produit un grand chambardement : j’ai entendu crier, là derrière la paroi, puis j’ai ressenti des palpations, j’ai cru percevoir des sons différents des autres jours.

La communication qui jusque-là circulait exclusivement par le canal interne de ma mère venait de s’élargir et d’ouvrir de nouveaux horizons.

Nous étions si solidement arrimés l’un à l’autre ne faisant qu’un, que nous n’étions qu’une seule entité. Tout à coup, suite à mon mouvement je découvrais qu’autour de cette unité ce n’était pas le vide et l’absence mais qu’un autre monde nous entourait.

J’ai vite appris à me servir de cette capacité nouvelle, quel plaisir de provoquer les contacts. Je ne bougeais pas certains jours, alors qu’à d’autres en fonction des réactions de mon environnement je me montrais attentif et appliqué voire joueur : poussant du coude ou du genou donnant des coups de tête.

À mon grand étonnement j’ai rapidement provoqué réponses et agitation. Je suis certain de ce que j’avance car j’ai testé maintes fois la situation. C’est que désormais tourner dans tous les sens à la demande ne m’amusait plus que moyennement et qu’il fallait se montrer créatif.

Une pression de ma part attirait un contact il faut avouer que je n’avais aucune idée de ce que c’était. Les notions de pressions caresses selon main douce ou plus brutale m’étaient complètement étrangères. Tout ce que je percevais c’est qu’une action de ma part entrainait une réaction.

Est alors venu le temps de la découverte des voix, jusqu’à cet instant je n’y avais pas pris garde enveloppé que je suis dans les bruits de ma mère. Que ce soit celui de son souffle, des battements de son cœur donnant la rythmique, de la sonorité caverneuse de sa voix résonnant dans notre corps.

J’ai fini par en détecter d’autres : voix enfantines, voix aigües, voix graves. Ou encore voix pétillantes, ou autoritaires, murmures chuchotis bruissements le tout coupé de rire ou de larmes. Certaines revenaient plus insistantes, d’autres plus passagères. La vie quoi, que je ne découvrirais qu’après ma naissance car je ne le sais pas encore mais il va falloir que je déménage.

C’est à cette période de la gestation que surgirent pour la première fois les mots sexe, garçon ou fille chacun y allant de son pronostic. –Tu le portes en avant ce sera un garçon. Ou elle se tient en travers ce sera une fille. Si j’avais connu le sens du rire je me serais esclaffé. Il n’y a que moi qui peux connaître la réponse et je ne sais pas de quoi il est question.

Depuis peu j’ai changé de position, sensation un peu étrange, mais quand on vit depuis neuf mois en apesanteur, c’est juste un détail.

C’est souvent au moment où personne ne s’y attend que se déclenche le signal et de préférence la nuit ou le dimanche à des heures et des jours où il n’y a personne de disponible. Le temps d’atteler une voiture et oui c’est toujours la guerre et de galoper jusque chez la praticienne.

Vous pensez bien que curieux comme je suis, je n’allais pas rester là benoîtement coincé dans ce passage étroit et que rapidement je me suis retrouvé à chouiner à l’air libre.

Je ne vous dis pas les sensations : d’une ambiance aquatique à 37,5° se retrouver dans une pièce où certes il faisait bon mais une quinzaine de degrés de moins.

On m’a empoigné avec précaution roulé dans une serviette de toilette et posé à côté de ma mère en attendant je ne sais qui.

Je ne sais qui, ce fut la sage-femme elle arrivait du village voisin au trot du cheval qui était allé la quérir. C’était une professionnelle recherchée, qui pratiquait aussi bien vêlages qu’accouchements. Là, visiblement elle était déçue le plus gros du travail étant fait, elle a entrepris de me débarrasser de la serviette de toilette et s’est esclaffée,

  • C’est un petit bonhomme !
  • Donc j’étais un garçon, bon pourquoi pas. 
  • Il a tout compris, 
  • Voyez-vous ça !
  • Il sait que c’est la guerre et que nous n’avons pas de savon il est tout propre.
  • Soixante quinze ans plus tard je ne peux prendre une douche sans me remémorer cette phrase.
  • Le papa veut-il couper le cordon ?

Ce simple geste a mis brusquement fin à neuf mois de cohabitation. Un peu comme si vous changiez brusquement de fournisseur d’accès Internet car après cela il faut commencer à se débrouiller avec son cerveau et ses moyens de perception. Un sacré challenge, car s’il n’y avait eu que la communication qui soit coupée, rapidement j’ai eu faim et soif, je me suis fait pipi dessus j’étais mouillé, j’ai eu froid… qu’est ce que c’est que ce bazar !

Après je ne vous raconte pas l’agitation les cris, les phrases prononcées, les guilis guilis, pas trop encore les bisous baveux et tripatouillages en tous genres.

Et puis sont arrivés les sempiternels questionnements : Il ressemble à qui ?

  • Je trouve qu’il a le nez de sa maman.
  • Chez nous, les nez sont arrivés du côté de notre mère ce sont des nez bourguignons je vous dis pas…
  • Non le front de son père et les fossettes de son grand-père enfin tous les lieux communs habituels, et pendant ce temps-là pas une seconde de repos.

Tout lasse tout passe, une fois que chacun se fut assuré que je n’avais pas six doigts, pas de pied-bot ou de bec de lièvre, l’intérêt s’est dilué et le calme est revenu.

Il était temps, impossible de dormir pour moi et ma mère et comme il fallait qu’elle me nourrisse jour et nuit, elle commençait à trouver que c’était difficile.

J’ai alors bénéficié d’une période tout à fait extraordinaire, mon berceau fut sorti chaque jour au pied d’un grand chêne. Pour éviter tout risque que je ne sois meurtri par la chute d’une branche ou d’un gland on tendait au-dessus de moi le voile de mariée qui en flottant au vent offrait un décor changeant, que je tentais de saisir.

Personne ne venait à la maison sans me rendre visite, une main levait le voile et un visage apparaissait. Certains restaient silencieux d’autres fredonnaient une berceuse ou échangeaient quelques paroles avec une personne hors de mon champ de vision.

Je découvrirais quelques années plus tard sur les plages de la Manche que le vent a toujours les mêmes musicalités de base et qu’il vous berce ou vous bouscule, il entraine toujours dans de merveilleux voyages.

C’était une sorte d’Éden, en plus du bruissement du vent me berçait le chant des oiseaux qui résonnait comme dans la nef d’une cathédrale, chaque heure ayant ses visiteurs. Parfois ils se rassemblaient dans un chorus étincelant qui cessait aussi brusquement qu’il avait commencé.

Mes gazouillis ont fini par attirer d’autres visiteurs intrigués par ma présence, un jour le voile s’est levé, mais le visage qui est apparu n’avait pas du tout mais pas du tout les mêmes caractéristiques que d’habitude : il était brun avec de grands yeux veloutés il a regardé un moment ses narines humant mon odeur. Il arrivait que certaines de ces têtes soient coiffées de bois. C’était les jours où les grands mâles venaient vérifier ce qui se tramait sur leur territoire. A cette occasion la situation pouvait se compliquer quand en retirant la tête leurs bois restaient pris dans les plis du voile. Ils s’enfuyaient alors apeurés et penauds.

Entre leurs interventions et le vent j’ai ainsi pu découvrir la voûte vivante de la canopée qui oscillait au-dessus de ma tête au-delà du voile et les questions se sont multipliées dans ma tête.

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Les mois ont passé

 

Je les ai entendu,dire que nous allions devoir remonter vers Paris, on les sentait tout agités par cette perspective. C’est qu’ils ne gardaient pas des souvenirs agréables de la traversée de la Loire au moment de la débâcle quand ma mère avait perdu ma sœur sur un pont alors qu’un bombardement éclatait. Elle l’avait cru perdue définitivement et ne l’avait retrouvée que par hasard.

N’étant pas certain de pouvoir leur faire confiance, j’ai profité d’un instant d’inattention de leur part, alors que j’étais près d’une forge. Je me suis assis sur une braise qui en me brulant me marqua profondément à la fesse sans que je ne dise un mot. Ainsi, même s’ils devaient me perdre, il y aurait un moyen de me reconnaître !

 

Ce sera le commencement d’une autre vie, dans mon cerveau en construction, j’ai pensé que ça n’était pas gagné d’avance.