Plus qu'une fête, c'était une véritable corvée. Ça commençait à le torturer début décembre, quand ils allumaient leurs horribles décorations, cette année en forme de gouttes de lumière, qu'ils avaient installées un peu partout dans le centre, et, à son grand dam, juste devant la fenêtre de leur salon.
Qu'est-ce qu'on fait pour le réveillon ? lui avait dit sa mère. Ce n'était pas l'envie qui lui manquait de lui dire qu'il était invité chez des amis à la montagne, mais premièrement il n'avait guère d'amis, et encore moins qui auraient eu la générosité de se coltiner sa face de carême un soir de gueuleton, et deuxièmement, il n'aurait pas eu le front de la laisser seule à cette occasion, elle qui s'était consacrée corps et âme à son fiston depuis la mort de son mari, négligeant toutes les occasions de refaire sa vie.
Je pensais à une dinde ou un chapon, il faudrait commander ça chez Lebreton, si tu ne le fais pas rapidement il n'y en aura plus. Une énorme volaille pour eux deux, ce n'était même pas la peine d'y penser ! Sans compter le prix exorbitant qu'il allait la payer, ils en auraient pour quinze jours, d'abord farcie aux marrons, il fallait respecter les traditions, puis émincée dans une salade, en bolognaise si elle avait un peu d'imagination, en hachis parmentier bien sûr, sans compter la carcasse qu'elle ferait bouillir avec poireaux et pommes de terre pour le potage du soir. Et, bien sûr, s'il y avait de la place dans le congélo, le volatile serait encore dans son assiette à Pâques. Il serait temps qu'elle comprenne que manger de la viande, c'était participer aux mauvais traitements infligés aux animaux, mais à chaque fois qu'il abordait le sujet, elle rétorquait que sans protéines, comment tiendrait-il le coup au bureau ?
Au fait, demain soir, justement, il y avait le repas au resto offert par le patron, chacun devait amener un petit cadeau surprise, il avait tiré au sort la jeune stagiaire, qu'est-ce qu'on pouvait bien offrir à une écervelée de 20 ans, un bâton de rouge, un foulard, et comment choisir ? Sitôt dans la rue, il avait été assailli par les chants de Noël qui pissaient des haut-parleurs, comme si tout le monde avait envie d'entendre en boucle les petits chanteurs à la Croix de Bois. Il y avait du monde partout, on se cognait dans les nombreux paquets dont le contenu se retrouverait dès le 26 décembre sur le Bon Coin. Malgré tout, les acheteurs arboraient le sourire niais des gens qui pensent qu'ils vont faire plaisir. L'an passé, il s'était retrouvé avec une cravate Mickey, et un lot de mouchoirs brodés par sa mère. Tiens, oui, il ferait dans l'utile, ce lot de deux coffrets de savonnettes en offre spéciale, un pour sa mère et un pour la stagiaire. Et non, bien sûr, ils ne faisaient pas de paquets cadeaux, il avait dû faire la queue au stand des Scouts et se fendre d'une obole.
Il connaissait déjà le programme du week-end prochain : ressortir de la cave le sapin artificiel, monter sur l'escabeau pour accrocher des guirlandes un peu partout, orner le linteau de la cheminée de la Crèche, avec du papier kraft spécial pour faire décor de grotte, et ce n'est que le 24 à minuit qu'apparaîtrait le Divin Enfant, bien sûr. Ridicule. On se demande toujours où est l'œuf et où est la poule, mais c'était visiblement elle qui n'arrivait pas à couper le cordon et le maintenait au stade infantile... Quand il partait au boulot le matin, elle ouvrait la porte et lui faisait la bise, tout juste si elle ne lui beurrait pas ses tartines. Sans compter qu'il lui fallait porter les pulls qu'elle lui tricotait, et qui provoquaient les sourires narquois de ses collègues. Cette année, elle avait beau se cacher, il savait qu'il aurait droit à un bonnet à rayures avec écharpe assortie, et comme elle « suivait la mode », un ridicule pompon. Il faudrait bien qu'il quitte la maison affublé de ces accessoires, mais il cherchait depuis quelques jours où les planquer pour la journée, car il n'était pas question qu'il les arbore au boulot, il entendait déjà les murmures derrière son dos : « Je vous l'avais bien dit ! ». Il aurait préféré se jeter dans la Loire.
Enfin, c'était la dernière année. Le Noël prochain il le passerait avec Khadija, rencontrée sur Meetic. Il avait suffisamment d'économies pour les installer dans un petit deux pièces un peu éloigné du centre ville et de ses ors, son sourire sur la photo le laissait croire qu'elle aimerait ça, pour ne pas l'effrayer il ne lui en parlerait pas dès le premier rendez-vous, mais très vite.. Et, sûr, avec elle c'en serait fini de cette fête ridicule.
