Depuis mon départ de Treignac, la pluie n’a pas cessé. Je vogue dans un océan de nuages venus des monts d’Auvergne. Sous les violentes rafales qui fouettent mon pare-brise, mes essuie-glaces peinent à la tâche. Il est vrai que ma 505 ne fait pas partie des dernières nouveautés ! Devant cet écran rendu opaque, mes yeux papillotent de fatigue. Mes mains se crispent douloureusement sur mon volant. A chacune des gifles violentes que m’administrent les cohortes incessantes de poids lourds, je me maudis de m’être mis dans cette galère plutôt que de profiter enfin d’un moment de récupération à la maison.

Ces dernières semaines, au centre, ont été particulièrement éprouvantes. Comme tous les ans, l’ambiance est devenue électrique à l’approche des fêtes de fin d’année. Mais comment en voudrais-je à ces jeunes pour qui Noël n’a jamais rien signifié ? Rien apporté. Et qui ne savent vers quel avenir se projeter à la sortie.  Hormis les plans sordides. Les trafics plus ou moins juteux. Plus ou moins dangereux. 

Chaque jour, je redoutais une explosion. Une mise à sac des locaux comme il y a quelques années. Ou, pire, une confrontation violente avec les jeunes éducateurs. Mal préparés, ils ne savent pas toujours déceler les prémices d’une révolte fomentée. Un soir, exaspéré, je leur ai lancé « Apprenez donc à voir au lieu de rester béats ! ». Ensuite, je m’en suis voulu de ma réflexion cinglante. Notre métier difficile, éprouvant, s’apprend chaque jour sur le terrain. Il s’agit d’affiner notre écoute. Notre ressenti. Plus que se fier à des connaissances théoriques apprises en cours.

N’ayant bénéficié d’aucun congé depuis septembre, je suis épuisé, lessivé. Si bien que, si Thiphaine ne m’avait finalement pas persuadé de me rendre à ce rendez-vous, je m’en serais dispensé. Un rendez-vous pris il y a dix-sept ans. Oui, dix-sept ans… Le soir des résultats du bac. En juin 1983 ! Je m’en souviens précisément.

Je nous revois, tous les quatre, assis sur les banquettes en cuir vert de l’Excelsior, notre QG habituel. Hilares, nous levions nos chopes de bière à notre brillant succès. Nos mentions très bien nous ouvraient toutes grandes les portes des classes prépas. Nous portions toast sur toast : « Au lycée Poincaré ! À la Lorraine ! À Nancy ! À l’Excelsior ! » C’est alors que nous, les quatre inséparables, avons signé un pacte : celui de nous retrouver, au même endroit, pour fêter l’an deux mille. 

Mon exemplaire doit être à Toul, au fond du grenier de mes parents, à moins que Maman ne se soit livrée à une opération-nettoyage comme elle aime parfois le faire. Mais, peu importe, il est gravé au fond de ma mémoire :

 « Entre les quatre mousquetaires des temps nouveaux, Antoine de Hautricourt, Mathieu Hakenbücher, Sylvain Moinard et Bertrand Weber, il est convenu de se retrouver au cours de la première quinzaine de janvier de l’an deux mille, en ce même lieu, l’Excelsior, afin de fêter avec force chopes nos brillantes réussites. »

La suite de nos études, puis nos professions, nos unions, nous dispersèrent à travers la France. Nous abandonnâmes tous Nancy mais certains y ont encore leurs parents. Des années durant, on s’adressa un signe de vie : faire-part de mariage, de naissance. Une ou deux retrouvailles individuelles. Puis nos relations s’estompèrent. Comme le font les couleurs d’un cliché ancien trop exposé à la lumière. L’avènement des mails facilita à nouveau de brefs échanges. Notamment en période de vœux. 

C’est ainsi que je reçus, début décembre, un message émanant d’Antoine. Antoine, notre nobliau, devenu directeur de la Fortunéo Bank de Paris. Il me rappelait notre « solennel engagement » En termes fleuris, il m’invitait donc à rejoindre les deux autres mousquetaires. Le dimanche 16 janvier à midi, à l’Excelsior. « Sous aucun prétexte, n’omettez d’honorer ce rendez-vous, pris il y a dix-sept ans, afin de fêter avec force chopes nos brillantes réussites. »

Brillantes réussites ? Certes en ce qui concerne mes trois anciens compères, ce qualificatif n’est pas usurpé : Bertrand est spécialiste en chirurgie esthétique et restauratrice ; Mathieu enseigne à l’école de magistrature et est juge pour enfants. Hélas, mon propre parcours fut beaucoup moins flatteur. Tandis qu’Antoine préparait HEC au sein de la prestigieuse prépa de Ste Geneviève à Versailles, que Bertrand partait à Paris pour effectuer de brillantes études de médecine et Mathieu pour l’école de magistrature de Bordeaux, moi, je me contentais de m’exiler à Poitiers pour suivre la formation d’éducateur-spécialisé à l’IRTS.

Toutefois, aujourd’hui, ce décalage certain entre nos situations respectives, ne me cause aucun sentiment d’infériorité. Si mes finances ne sont pas florissantes, je suis fier d’occuper ma fonction et de vivre en accord avec mes valeurs. Convaincu de renouer avec notre amicale complicité, j’acquiesçai avant même d’en débattre avec Thiphaine.

 Les fêtes étant passées, j’obtiendrais sans difficulté un congé d’une semaine. Cette durée me permettrait de passer quelques jours, en tête à tête, avec mes parents qui affronteraient seuls la fin d’année. Tiphaine, elle, avait programmé de se rendre dans sa famille, avec les enfants, durant mes dix jours d’astreinte.

Jamais, auparavant, ma femme ne m’avait interrogé sur ma vie de lycéen. Ou d’étudiant. Encore moins sur mes fréquentations tant elle était persuadée de la banalité de mon parcours. Parcours, qui à ses yeux, ne présentait aucun d’intérêt particulier. Ainsi, lorsque je l’informai, sans en évoquer précisément le motif, de mon absence courant janvier, elle ne protesta pas. À cette époque, elle aurait retrouvé le chemin du collège. Et les enfants, celui de l’école. Davantage préoccupée par l’organisation de ses vacances en bordelais, elle ne me posa aucune question. Je suis même persuadé de son soulagement à l’idée d’échapper à un ennuyeux séjour ultérieur chez ses beaux-parents.

Son attitude changea radicalement à la suite d’un appel téléphonique d’Antoine. Après qu’il se fut présenté, « Antoine de Hautricourt », et qu’il ait échangé, avec elle, quelques mots empreints de la plus grande courtoisie, elle commença à me harceler.

Harceler de questions sur les situations de mes trois amis. Puis, à me reprocher de n’avoir jamais cherché à les lui présenter. Pis encore, d’avoir accepté ces retrouvailles en pleine période scolaire, ce qui lui interdisait d’y participer. Elle éprouvait manifestement le même sentiment de brimade que notre épagneul à qui l’on retirait parfois, par jeu, sa gamelle de croquettes. Les jours qui suivirent furent riches en reproches et lourds de sous-entendus. 

Plus le temps passait, plus la tension entre nous devenait palpable. Allant jusqu’à déstabiliser nos enfants. Je commençais à culpabiliser et à passer mes nuits à m’interroger sur les choix que j’avais manifestement imposés à ma famille. Et plus particulièrement à ma femme.

Ne devais-je pas reconnaître que, depuis notre installation à Treignac, je me comportais comme si notre vie entière allait se dérouler dans cette petite ville médiévale. Bâtie au pied des Monédières, le long des gorges de la Vézère. Sorte de tanière à l’abri des fracas du monde. Les hivers, sous le manteau de l’immense cheminée, dans le parfum exhalé des énormes bûches. Les automnes, en forêt à fouler le tapis rouge sang des feuilles de hêtres. Puis, en toute saison, en VTT, partageant de folles chevauchées avec Florent, mon fils aîné, au travers du plateau de Millevaches. Ou encore, entreprenant de périlleuses descentes, en kayak, dans les mêmes eaux bouillonnantes que les champions de France.

En outre, mon poste d’éducateur spécialisé en centre éducatif renforcé, bien qu’exigeant beaucoup de moi, correspond à la vision que je me suis fait de mon métier dès le début de mes études à l’IRTS.

 Cependant, je dois constater que Tiphaine partage de moins en moins mon goût pour la vie simple au sein de la nature. Elle commence à trouver les rudes hivers corréziens interminables. Trop étroites les rues moyenâgeuses. Trop austères les façades de granit bleu. Elle ne rêve plus qu’à retrouver les lieux de sa jeunesse presque dorée. Ses flâneries tout au long de la rue Ste Catherine en quête du dernier colifichet à la mode. Ses interminables rêveries au clair de lune au sommet de la dune argentée du Pila. 

Rêves un peu fous de lendemains qui chantent. Elle semble ainsi oublier que nos salaires nous permettraient à peine d’accéder à un appartement HLM sinistre en périphérie. Où nous serions, tous quatre, « casés comme des ours en peluche sur la même étagère ». Elle paraît aussi mépriser le fait qu’enseigner dans un collège rural est plus confortable qu’en quartiers défavorisés d’une métropole telle Bordeaux.

 

Ussel, Clermont, Vichy, Digoin et son pont canal… Habituellement, je prends plaisir à suivre cet itinéraire varié et verdoyant chaque fois que je me rends à Toul auprès de mes parents. Aujourd’hui, les paysages me paraissent empreints d’une profonde tristesse. Un peu à l’image de mon âme désorientée par l’attitude de Tiphaine, par ses récentes exigences. 

Alors que les murailles de Langres apparaissent, la pluie fait place à la neige. Des centaines de flocons se mettent à tourbillonner telles des nuées de mouches par temps d’orage. Ils adhèrent au pare-brise. Je prends enfin la sage décision de faire halte dans la première brasserie venue afin de me restaurer et de me reposer.

Le plat du jour commandé, je profite de l’attente pour appeler la maison. Florent, enthousiaste, décroche aussitôt. La neige est tombée toute la matinée en grande quantité. Il en a profité, bien sûr, pour chausser ses skis de fond. Ma petite Lison est plus nostalgique car elle s’est résignée à participer au rangement des décorations de Noël et regrette de ne pouvoir venir se faire cajoler par Mémée Beth, surnommée ainsi par ses deux petits enfants. 

Tandis qu’elle cherche à m’exprimer sa tristesse, Tiphaine s’empare du combiné pour me supplier de son ton le plus enjôleur : « Surtout, Chouchou, n’oublie pas de plaider ta cause auprès de ton ami Mathieu ! » Ce ridicule surnom de Chouchou, tombé au fond des oubliettes depuis des mois, me laisse sans voix. Face à mon mutisme, elle se reprend, un brin moins enjôleuse : « Sylvain, tu m’entends ? Tu as compris que notre avenir en dépend ? »

Ma langue de veau, sauce gribiche, arrivant enfin sous mes narines alléchées, je me hâte de rassurer ma femme du ton le plus ferme possible et m’empresse de satisfaire mes papilles en me promettant, in petto, de me laisser porter, durant ce weekend, par les évènements, sans chercher à anticiper sur notre avenir familial après tant d’années partagées dans la recherche d’un équilibre conjugal précaire.

 

Encore engourdi par la chaleur qui régnait dans le restaurant et la trop grande richesse du repas qu’il s’est octroyé, Sylvain peine à reprendre le volant sur une route qui devient glissante dans les endroits mal exposés. Les cent-trente kilomètres restants à parcourir, avant d’arriver chez ses parents, lui paraissent presque insurmontables.

 Moins insurmontables cependant que de solliciter le soutien de Mathieu pour obtenir un poste d’éducateur à Bordeaux. D’éducateur, ou mieux encore, de formateur. Ceci dans l’unique but de satisfaire les appétits de Tiphaine. Pour fuir ce sentiment d’humiliation qui l’envahit et le salit, tel un incontrôlable jet de bile, une subite envie de s’arrêter dans le premier hôtel venu, d’y prendre une chambre et de se blottir indéfiniment sous une couette, s’empare de lui.

 Dormir durant plus de vingt-quatre heures d’affilée ne lui semble pas être un vœu exorbitant, seule le retient la déception qu’il infligerait à ses parents en différant son arrivée. Il imagine sans peine tout l’amour que sa mère a mis dans la confection de ses plats préférés pour ce dîner de retrouvailles. Il se représente les efforts que son père déploie pour quitter, à maintes reprises, son fauteuil et aller consulter l’antique baromètre du salon, le cadran de la comtoise qui bat le temps depuis trois générations et, le front contre la vitre glacée, scruter le ciel avec appréhension, tant la crainte que son fils unique ait un accident le tenaille.

Une halte à Vittel afin de prendre deux cafés revigorants, une rapide déambulation, dans les rues balayées par le blizzard, lui permettent de retrouver son énergie défaillante. La perspective de retrouver la maison de son enfance, sa chambre dont le décor est resté intact mais surtout ceux qui en sont l’âme, fait naître en lui une bouffée de joie.

 Ces quelques jours de tête-à-tête avec ses parents sont les premiers depuis son mariage et le fait de savoir qu’ils ne seront pas gâchés par l’attitude presque altière d’une Tiphaine, au sourire pincé, pressée de tourner les talons à peine arrivée, le soulage au point qu’il ressent un sentiment de détente profonde dans tout son corps.

Point n’est besoin de sonner deux fois et d’attendre longtemps pour voir la porte s’ouvrir et en surgir un petit bout de femme au visage potelé, aux joues rouges comme deux pommes d’api, aux yeux bleus pétillant de bonheur, le tout surmonté d’une sorte de casque de fins cheveux gris, frisés à outrance par une coiffeuse toujours aussi incompétente à manier les produits de permanente. Un grand éclat de rire, des baisers qui claquent et claquent encore, accueillent Sylvain qui peine à se dégager de l’étreinte maternelle pour avancer vers son père qui, patiemment, attend son tour derrière son épouse.

La porte à peine refermée, il lui faut de toute urgence suivre sa mère dans la cuisine pour satisfaire à l’incontournable cérémonie du goûter : un bol de café accompagné de gaufres-maison, et de tranches de Kouglof. Mémée Beth, ne peut renoncer à ses prérogatives de mère-nourricière et tous les effluves, les fumets qui se dégagent des cocottes en fonte noires, mijotant sur la cuisinière à bois, en témoignent.

Impressionné par l’arsenal culinaire déployé, Sylvain, un brin inquiet, pour son futur tour de taille s’exclame : « Tu as encore cuisiné pour tout un régiment et, de plus, cette fois je suis tout seul ! »

A ces mots, sa mère, très fière, ouvre grand la porte qui communique avec la salle à manger où trône l’immense table de chêne massif confectionnée jadis par son père : « Avance, mon grand, viens voir si demain tu seras tout seul ! »  Puis avec un petit rire de gorge perlé, un clin d’œil un peu roué, elle poursuit : « Pour une fois où tu nous accordes d’être là, un dimanche, entièrement libre de ton temps, nous avons prévu de faire une grande réunion de famille. »

Interloqué, Sylvain contemple, silencieux, la table recouverte de l’immense nappe blanche des jours de fête de son enfance, les quatorze assiettes déployées, les trois verres, l’argenterie manifestement récemment astiquée. Il parvient à bégayer quelques mots : « Tu n’as pas reçu ma lettre ? Celle où je te disais que demain midi, je… »

 Avant même qu’il ait pu terminer sa phrase, Sylvain voit les yeux bleus maternels s’emplir de larmes, les épaules de son père se soulever dans un geste d’impuissance navrée, et il se sent, dès lors,  dans l’incapacité de poignarder le bonheur de sa mère tout en ayant conscience, qu’une fois de plus, elle a réussi, en somme, à passer en force.