J’ai dit à ma femme « je sors », j’ignore si elle m’a entendu…ou plutôt je suis certain qu’elle ne m’a pas entendu, sinon j’aurais eu droit au :  « ne prends pas l’ascenseur, tu sais ce qu’a dit le médecin, tu as besoin d’exercice » et j’aurais répondu : « oui, oui » en traversant le couloir pour aller appuyer sur le bouton.

Aujourd’hui, aucune remarque, elle est peut-être sortie. Elle ne me dit jamais quand elle part.

Pourquoi le ferait-elle ? Il y a bien longtemps que tout ça ne m’intéresse plus.

Du moins c’est ce que je pense vaguement en attendant l’ascenseur. Il doit descendre du 11ème, il a le souffle léger d’un engin moderne, très différent de celui qui a présidé à notre emménagement il y a 30 ans, un peu poussif, un peu cliquetant.

Aujourd’hui, c’est moi qui suis très cliquetant et beaucoup poussif ! Je constate que la médecine a progressé moins vite que la technologie, mes rouages à moi sont d’origine, pas bien vaillants !

J’appréhende l’ouverture de la porte, j’ai entendu que la cabine s’arrêtait au 8ème, pour charger sans doute la mère Berger. C’est le jour de marché, son jour de sortie.

Je la déteste.

Elle me le rend bien et ses yeux chaque fois me disent de garder la monnaie.

Et voilà…je m’en doutais…la porte s’ouvre sur la mégère, le caddy en bouclier.

J’entre, elle me lâche un maigre bonjour de ses lèvres serrées.

La petite flatulence hebdomadaire.

Elle se félicite sans doute de n’avoir que trois étages à supporter ce grand échalas mal fagoté qui sent l’alcool et le tabac froid.

A l’arrivée, je m’efface pour la laisser passer, moins par politesse qu’en guise de pied de nez.

Mais ça, elle ne peut pas le savoir, elle se sent donc obligée de me remercier.

Un petit plaisir, de ceux que je devrais m’efforcer de collectionner jusqu’au moment du retour à la tanière. En aurai-je la force ? On verra.

La lumière de cette fin de matinée me cueille sur la place. Je suis une taupe qui sort de sa galerie, j’ai traversé la nuit avec ses cauchemars et je m’accommode tant que bien que mal de cette nouvelle journée qui s’étale devant moi comme une molle guimauve.

Ma chère voisine m’a devancé de quelques mètres, elle est en grande conversation avec ses deux copines. Le trio de gorgones entonne avec délectation le grand air de la médisance. Elles devraient me remercier, je suis pour elles une œuvre de salubrité publique : je nourris leur maigre quotidien d’histoires qu’elles échafaudent, de conjectures dans lesquelles elles se perdent, d’anecdotes réelles ou inventées tellement plus palpitantes que les télés réalités.

 

  • Il sentait encore l’alcool, à pas onze heures du matin, quelle honte !
  • Hier soir quand je suis sortie avec Pépette pour qu’elle fasse ses petits besoins, eh bien, figurezvous, qu’il était derrière sa voiture, le coffre était ouvert, il avait un verre de vin à la main, et il buvait…comme ça…dans la rue, devant tout le monde.
  • Il est étrange cet homme. J’ai entendu dire qu’il avait été professeur d’université. Et même, qu’il était très apprécié.

 

Je passe devant le petit groupe et je fais exprès de ralentir mon pas. Pour qu’elles se taisent.

Juste quelques minutes.

Pourtant, je ne suis pas sûr de leur en vouloir, elles ne sont pas responsables de ma déchéance.

Savent-elles qu’il n’y a pas si longtemps, je parcourais l’Europe pour faire des conférences ?

Professeur de littérature anglaise, spécialiste des sœurs Brontë.

Les longs trajets en train ou en avion, les chambres d’hôtel pour lesquelles j’avais conservé une curiosité enfantine et dont je ne me lassais jamais, les discussions échevelées qui se terminaient invariablement autour de verres de whisky et surtout l’usage de l’anglais, cette langue que j’ai aimée passionnément.

Tout à coup, ce n’est pas l’alcool qui me fait tituber mais ce flot de souvenirs qui m’envahit.

Je m’assois sur un banc, mes tempes sont douloureuses, j’ai envie de m’allonger.

Comme un clochard.

Où est passé l’honorable professeur qui emplissait les amphithéâtres des universités ?

Parfois, pendant mes insomnies je me lève et saisis au hasard un ouvrage de ma chère Emily, j’ai toujours eu un petit faible pour elle, et pendant quelques minutes, je suis Heathcliff accompagnant Catherine dans la lande.

Mais les lignes ne tardent pas à se brouiller, elles se contorsionnent, les lettres s’échappent des mots comme des petits animaux malfaisants, je sors de ce désordre mental complètement épuisé, je m’écroule sur mon lit et le lendemain les pages froissées de l’édition rare que j’avais mis des années à dénicher dans une librairie londonienne témoignent de ma pitoyable tentative de renouer avec ma passion. 

Et si ma fille disait vrai quand elle me reproche ma trop grande complaisance envers moi-même et mon peu d’empathie pour les autres…si finalement tout au long de ma carrière, croyant nourrir ces jeunes intelligences avides de connaissances, je n’avais fait que nourrir mon désir de plaire…

            Mais l’introspection ne me sied pas et mon esprit peu à peu se calme, le réel s’impose, les immeubles, les bruits de la rue, l’air très doux qui me fait croire au printemps alors que l’automne est déjà là.

Les joyeuses commères se sont engouffrées dans le passage de la galerie commerciale, je vais pouvoir reprendre ma flânerie sans but, celle qui s’est imposée à moi de manière insidieuse quand j’ai dû arrêter.

Arrêter.

Tout pourtant s’était bien terminé. Congratulations, petits fours et champagne. Discours, accolades et sourires. Le ban et l’arrière-ban de l’Université européenne.

Que du beau monde.

Tous à me souhaiter un nouveau départ. N’est-ce pas cela, la retraite ? Un nouveau départ ?

Le train a dû partir sans moi, je suis resté sur le quai et je me suis peu à peu délesté de mes bagages : ma curiosité intellectuelle, mon envie de rencontres, mon goût pour la polémique, tout ce qui, j’allais en faire la tragique découverte, avait constitué l’essence de ma vie.

Je me découvrais brusquement Bernard l’ermite dans ma propre peau. Je ne parvenais pas à habiter mon corps, je me sentais détaché de tout.

Constatant mon malaise, ma femme avait été prise d’une frénésie de voyages. Elle m’avait traîné dans des lieux que j’aurais trouvés magiques quelques mois auparavant et au lieu de cela je n’avais qu’une hâte, rentrer à l’hôtel, m’asseoir dans un de ces fauteuils profonds dont les accoudoirs vous aident à tenir votre verre à portée de lèvres et regarder sans voir les allées et venues de silhouettes se mouvant en un ballet permanent.

Je dois reconnaître que ma femme fut d’une grande patience, guettant dans mon comportement le moindre indice d’un quelconque intérêt pour quoi que ce soit, s’empressant de tirer les conclusions d’un « retour à la vie » – je l’ai surprise à utiliser cette expression au cours des conversations téléphoniques qu’elle a régulièrement avec notre fille Charlotte restée vivre en Angleterre après ses études – ou bien m’encourageant à terminer des articles que ma mise au rancart avait stoppés net.

Rien n’y fit. Je me laissai couler avec une délectation malsaine.

Quand je me mettais à la fenêtre pour fumer, je me prenais à regretter de ne pas habiter le dernier étage. On ne peut échapper à un saut de quinze étages mais de trois…peut-être, et je n’avais pas envie de souffrir. Je me découvrais lâche et je m’en fichais.

Ma femme en revanche s’en lassa. Après m’avoir menacé d’aller vivre dans notre maison de campagne du Gers, elle finit par s’installer dans la chambre de Charlotte et nous entamâmes une vie de colocataires.

Je devais néanmoins obéir à ses règles, en particulier éviter de m’alcooliser dans l’appartement, c’est pourquoi je pris l’habitude de transporter mon bar dans le coffre de ma voiture. 

Outre le côté pratique, je découvris que je prenais un réel plaisir à fixer les passants, mon verre à la main. C’étaient eux qui fuyaient mon regard. Le monde à l’envers.

Ma vie partait à vau l’eau. Ironique de parler d’eau, non ? Pour quelqu’un devenu complètement alcoolique !

            Je me mets à rire doucement. Sans m’en rendre compte j’ai quitté le périmètre de mon quartier. Je constate que les immeubles sont moins hauts et plus récents, les aires pour les enfants sont en cours d’achèvement, tous les jeux ne sont pas installés mais les bancs sont déjà fixés. Je m’installe sur l’un d’eux, la tête tournée vers le pâle soleil et curieusement je m’y sens bien, loin du décor trop familier. Je pourrais m’endormir.

Tout à coup une ombre importune vient s’interposer, j’ouvre les yeux, un garçonnet me regarde avec insistance.

  • Eh m’sieur, t’es pas mort ?
  • Non, pas encore, mais toi tu n’es pas à l’école ?
  • Ben non, c’est marcredi.
  • MERcredi !
  • Ouais, c’est ça que j’dis. Y’a pas école aujourd’hui.

Le gamin s’installe à côté de moi en poussant un profond soupir.

  • J’m’ennuie un peu, mes copains sont partis au foot. Moi j’y vais pas, j’fais judo. Plus tard, j’srai Teddy Riner. Tu connais Teddy Riner ?
  • Euh…non.
  • Tu connais pas Teddy Riner !

L’enfant semble complètement atterré par mon ignorance.

  • C’est un super champion, ditil en se levant brusquement, il gagne tous ses combats. Tac tac et pim ! Ippon !

Le garçon est sur le tatami, il cramponne son adversaire, le jette et le maintient à terre, puis il se relève et salue. Il est tellement convaincant dans sa prestation mimée que je l’applaudis.

Il se rassoit.

  • j’suis ceinture orange, c’est déjà bien pour mon âge.
  • Et tu as quel âge ?
  • 9 ans et demi. J’suis très fort en judo mais encore plus en danse, je danse comme Michaël. Lui, tu le connais ?

J’extirpe de ma mémoire des prestations de mon petit-fils Thomas.

  • Michaël Jackson ?
  • Oui, j’suis fan N° 1. J’adore toutes ses chansons, mais ma préférée c’est srileur.

Et voilà mon bonhomme qui se lève à nouveau et se met à chanter en tenant devant sa bouche un micro imaginaire, après deux ou trois allers retours, il s’arrête brutalement.

  • C’est de l’anglais…il était pas français Michaël. Moi, je chante en yaourt, c’est comme de l’anglais sauf que c’est pour de faux. T’as pas un portable ?
  • Si, j’ai un portable, qu’estce que tu veux en faire ?
  • Ben, j’vais mettre la musique de srileur,c’est plus facile pour danser.

Quelques mouvements rapides du pouce qui me laissent admiratif tant j’ai du mal à taper un simple message de trois mots, la musique s’échappe de l’appareil et je reconnais le tube du chanteur : Triller. Mon jeune compagnon est déjà en train de lutter avec l’équilibre pour tenter de reproduire la chorégraphie tournoyante de l’artiste. Me revient en mémoire le fameux pas du moon walk que Thomas travaillait devant un miroir au même âge que ce petit garçon. Quand la musique s’arrête, je me prends à applaudir frénétiquement le danseur, ce dernier vient s’affaler à côté de moi en haletant.

  • Pfffffffff…c’est drôlement crevant de danser comme Michaël et encore…moi j’chante pas. De toutes façons, j’sais pas parler anglais. Et toi tu sais ? A ton époque on apprenait l’anglais à l’école ?

Il me regarde avec l’air de celui qui ne doute pas de la réponse, les dinosaures n’apprenaient pas l’anglais ! Et je dois dire que je suis très satisfait de mon petit effet quand je lui fredonne :

It’s close to midnight and something evil’s lurking in the dark. ( Merci Thomas ! )

  • Tu parles anglais ?

Ses yeux contiennent plus de surprise et d’admiration qu’il peut en exprimer avec ses mots, j’ai tout à coup l’impression d’être revenu devant mon auditoire d’autrefois et pour la première fois depuis de longs mois je ressens quelque chose qui ressemble au plaisir.

  • Younès ! tu montes !

La voix vient du deuxième étage d’un des immeubles, une tête est apparue à la fenêtre et l’injonction reprend.

  • Younès, tu montes, et tout de suite !

L’ordre me paraît sans appel, l’enfant le comprend, il se lève rapidement et se plante devant moi.

  • Dis, tu peux m’apprendre les vraies paroles de srileur ?
  • Euh…oui, enfin… il faut que je les cherche…
  • Alors…A mercredi…T’oublies pas. J’y vais sinon maman va criser, elle m’attend pour les devoirs.

Et l’oiseau s’envole, je le vois s’arrêter à l’entrée de l’immeuble, il se retourne et fait un V avec ses doigts. Spontanément je lui renvoie le même geste et il disparaît dans les entrailles du bâtiment.

Un quart d’heure plus tard, je suis devant ma porte à farfouiller dans mes poches à la recherche de mes clés, je suis un peu essoufflé, trois étages c’est trop bas pour se suicider mais trop haut pour monter à pieds après des mois d’excès d’alcool et de cigarettes.

Ma femme a raison, je manque d’exercice. Il va falloir que je sorte mon vélo du garage.

Mais, chaque chose en son temps me dis-je en rentrant dans mon bureau.

Pour la première fois, le chaos qui y règne me choque ; la femme de ménage est interdite de séjour dans cette pièce et je constate qu’elle a scrupuleusement respecté la consigne.

Dans un coin de la pièce, des cartons sont entreposés : les cadeaux que j’ai reçus de mes collègues pour mon « enterrement », je devrais y retrouver le « super » Mac que Thomas a tenté de m’extorquer me faisant remarquer que je ne m’en servais pas.

Une pomme sur l’emballage me dit que je viens de mettre la main sur le bon carton.

Je pense que quelques heures me seront nécessaires pour mettre en marche ce merveilleux outil dont j’avais, comme tout, abandonné l’usage.

Et tout à coup je suis saisi d’une fébrilité qui ne doit rien à une angoisse existentielle, elle est banale, serai-je prêt pour mon rendez-vous de mercredi ? Je me sens plus anxieux que si je devais faire une conférence devant un aréopage de distingués collègues du Collège de France !

Et c’est en gloussant comme un gamin qui s’apprête à faire une mauvaise farce que je m’assieds devant mon ordinateur et tel Rastignac je m’écris à voix haute : « à nous deux Michaël » !