Avec Sara et Salomé nous sommes restés un moment à parler en buvant une boisson chaude dans un café d’où l’on pouvait surveiller la porte de l’immeuble de Roxanne.

Elles étaient très émues après que je leur eus annoncé la fin heureuse de cette aventure que représentait la libération des enfants.

Heureux c’est vite dit, eux étaient libres, mais leurs mères respectives étaient-elles encore en capacité de les reprendre, ce qu’elles venaient de vivre avaient de quoi les déstabiliser sévèrement.

Nous restions de longs moments silencieux puis la discussion reprenait.

  • Je n’arrive pas à imaginer la véracité de toute cette affaire, voler des bébés de femmes que l’on assassine pour les ramener à leurs femmes, c’est dingue.
  • Tu n’imagines même pas tout ce que certains membres de la junte ont été capables d’inventer pour protéger et renforcer l’idéologie dans laquelle ils se tenaient confinés.
  • Ce n’est pas rien quand même, mais comment pouvaient-ils vivre après cela, on ne peut pas simplement faire avec. Quand ils se retrouvent en face de ces enfants cela doit être compliqué dans leur tête.
  • C’est pour cela que je vous demande de veiller sur Roxanne, j’ai peur qu’elle ne cherche à se détruire. Elle n’a pas obtenu tout ce qu’elle voulait, mais elle doit vivre en acceptant de reconnaître qu’elle a été jusqu’à imaginer de tuer les enfants dont le sien. Je ne sais si ses amis l’ont informée du dénouement, mais je crains le pire.

Je les ai quittées pour aller dormir un peu, les prévenant que je viendrais les relever dans la nuit et qu’en cas de besoin, comme le moindre mouvement de personnes sortant ou entrant dans l’immeuble j’arriverais dans les meilleurs délais. Je ne ressentais pas la fatigue donc pas le besoin de dormir. Il était important que je marche, que je retrouve le silence dans ma tête. Je ne saurais expliquer pourquoi mais je ressentais un état extraordinaire d’exaltation qui m’entrainait consécutivement du rire aux pleurs.

Tout à coup j’ai revu l’affichette jaunie derrière les rideaux de Mo, celle qui servit de déclencheur de ma quête cela me parut loin. Puis j’ai repensé à Fred et là il n’y a plus les rires ont disparu, j’ai commencé à pleurer, impossible d’enrayer cette vague qui montait comme une tempête d’équinoxe. J’ai vomi au pied d’un arbre, je le serrais dans mes bras comme s’il s’était agi d’une femme. Mais j’étais seul, là, dans la rue silencieuse et sombre. Il fallait que je me hâte, si les filles avaient besoin de me joindre, il fallait que je sois chez moi près du téléphone pas question de vagabonder.

Je me suis endormi comme cela, d’un coup, sans perdre le temps de me déshabiller, juste celui de me rincer la bouche et de me laver les dents qui gardaient un goût amer.

Immédiatement les rêves ont repris comme à la pire époque, entendons-nous bien en fait de rêves ce n’étaient que des cauchemars, dans lesquels des vagues entrainaient des corps les faisant se chevaucher et s’entrechoquer, la bataille n’était donc pas terminée. Je me suis relevé pour aller vomir à nouveau.

Comme une évidence, juste une heure que je m’étais endormi le téléphone a sonné ! j’ai bondi du lit pensant à un message de mes observatrices, mais pas du tout.

C’était Pauline ma bibliothécaire parlant d’une voix étouffée, car sa fille dormait près d’elle. Lorsqu’elle était partie du restaurant elle espérait que j’allais la rejoindre.

Il me fallait trouver une réponse d’urgence, il fallait que ma ligne reste libre un appel pouvant arriver à tout instant. Je lui murmurais des mots doux pour tenter de l’apaiser pouvais-je lui raconter toute la vérité : mon mal-être qui m’empêche de m’engager et l’aventure du restaurant qui m’absorbe à cent vingt pour cent.

Je lui annonçais que les enfants étaient sains et saufs et je promettais que dès que la question de leur enlèvement serait complètement résolue, je viendrais la rencontrer et que nous prendrions le temps de discuter de l’avenir de façon approfondie.

Je m’excusais de devoir interrompre la conversation, mais à cet instant je devais faire face à une urgence. Nous avons ri, elle était plus calme, au moment de raccrocher elle a murmuré, c’est à propos de Roxanne ? je lui avais répondu oui, elle avait rétorqué, alors soit prudent, ne te laisse pas emporter par tes sentiments.

Une demi-heure après, la sonnerie du téléphone me tirait à nouveau du sommeil. Avant même d’entendre la voix de Sara j’avais déjà répondu j’arrive.

Roxanne était sortie de chez elle à trois heures du matin elle avait gagné le boulevard Péreire et se dirigeait à grands pas vers la porte Maillot.

  • J’appelle un taxi et je vais l’attendre près de sa brasserie fétiche, ne la perdez pas de vue.

Il m’a fallu un moment avant de trouver la bête rare qui trainait encore dans Paris à cette heure. Pour l’amadouer je lui ai raconté que ma femme dans un accès de colère venait de me quitter et qu’avant de partir elle m’avait menacé d’aller se flanquer dans la Seine, alors vous comprenez mon angoisse.

  • Ben mon ami c’est ton soir de chance, tu viens de tomber sur quelqu’un qui aime les amoureux transis j’arrive.

Il est arrivé dans une vieille voiture poussive, mais qui a bien rempli son office et rapidement nous avons dépassé mes suiveuses, juste un arrêt-minute pour leur expliquer que j’assurais le relais, qu’elles pouvaient rentrer dormir.

Elles m’ont embrassé et donné des consignes de prudence elles aussi. Nous avons dépassé Roxanne et il m’a déposé au bord de l’avenue de la Grande Armée, et là j’ai attendu qu’elle arrive.

J’ai été prétentieux, elle m’avait pourtant prévenu et j’avais constaté qu’elle était inaccessible à tout sentiment humain, quand elle était perdue dans son désir de destruction et de vengeance.

Mettez-vous à ma place si j’avais appelé la police elle aurait été arrêtée et je ne pouvais pas commettre un acte pareil, nous aurions dû être plusieurs pour l’empêcher de se nuire à elle-même. Pour contenir sa rage et sa colère devant l’échec de sa vengeance.

Je savais qu’elle m’avait reconnu, mais elle a continué de son pas de petit soldat fixant le vide devant elle. Elle est passée devant moi sans un mot, je lui ai laissé cent mètres d’avance et je me suis mis en marche derrière elle.

La preuve qu’elle m’observait, je n’avais pas marché cinq minutes qu’elle s’est arrêtée et m’a attendu. 

  • Vous pouvez être content de vous, vous allez pouvoir vous glorifier de ce résultat, vous les avez retrouvés vivants, quelle victoire. Je vous ai sous-estimé vous étiez plus dangereux que vous le laissiez paraître. Maintenant qu’allez-vous inventer, vous, l’homme prédestiné, le grand justicier.

Il n’était pas dans mes intentions de lui répondre, pas tout de suite, il fallait attendre qu’elle se calme mais cette solution était-elle réaliste, elle se contrôlait mais pouvait exploser à tout instant. Comme la dernière fois lorsqu’elle avait fini par m’avouer qu’elle avait bien enlevé les enfants, je savais qu’elle finirait par craquer et qu’ensuite nous pourrions parler.

Elle avait raison sur un point : comment permettre aux enfants de réapparaître sans déclencher une enquête de police qui mette les mères en danger. Pour l’instant l’une était toujours chez elle ne sachant rien, et l’autre marchait à mes côtés et j’avais peur de savoir où elle se rendait. 

Si je l’avais interrogé, elle m’aurait répondu en enfer pour aussitôt se reprendre : L’enfer j’y suis déjà ! La nuit risquait d’être longue et je ne croyais pas être aussi près de la vérité. 

Elle marchait vite, m’invectivant par instants. Je ne sais pas si elle en avait besoin, pour lui permettre d’évacuer sa colère. J’avais fait échouer des années de traque, le complot du rapt et maintenant la liquidation des enfants. Je crois que si elle avait été en possession d’une arme, elle m’aurait liquidé sans hésitation.

Qu’à cela ne tienne, n’ayant pas d’arme il lui restait la parole et elle savait s’en servir. Je me vivais dans la peau d’un partenaire d’entrainement l’aidant à préparer son prochain championnat sur le ring, les coups pleuvaient drus, elle cherchait les phrases les plus cruelles, les mots les plus blessants voire les plus orduriers.

C’était une tempête tropicale un typhon verbal, elle parlait si vite qu’elle en perdait le fil et que sa pensée bégayait. Les larmes l’inondaient, la bave de la rage lui faisait briller le menton et apparaître des bulles aux coins des lèvres. 

Je me contentais de maintenir une écoute attentive et bienveillante à ses propos. Je saisis au passage qu’au milieu de tout son fatras elle répétait son histoire y apportant des compléments. Elle tentait de nouvelles analyses pour essayer de justifier son comportement, en particulier sa décision d’avoir voulu tuer à tout prix les protagonistes de l’affaire.

Elle était persuadée que la police et la justice française n’auraient rien mis en œuvre pour elle, parce que l’histoire avec un grand H, avale, dévore, les petites histoires des citoyens de seconde zone de son espèce. Le mot police quand il lui revenait en bouche, la voyait cracher comme si elle avait voulu se débarrasser de sa langue, comme si ce mot l’étouffait.

À aucun moment je n’ai trouvé la faille qui m’aurait offert l’occasion de pouvoir perturber son discours et d’y glisser quelques mots d’apaisement et de compassion. Je craignais par-dessus tout qu’une de mes interventions ne l’amène à se jeter sur moi dans la recherche d’un affrontement physique déséquilibré.

Je n’étais pas encore certain d’avoir compris ce qu’elle avait décidé, ce qui était certain la connaissant bien, c’est qu’elle s’en tiendrait à son plan initial et que rien ne l’en ferait dévier.

Plus on approchait de la Seine plus mes craintes se trouvaient renforcées, mes capacités de réflexion étaient aux trois quarts bloquées par cette tension et je me demandais bien comment enrayer la tragédie qui s’annonçait.

Depuis quelques instants elle avait abandonné son ton agressif parvenant même à plaisanter. Elle m’avait pris le bras, en parvenant sur les quais, elle avait même posé sa tête sur mon épaule disant ne faite pas cette tête-là, au fond vous avez réussi il faudra que je m’y habitue. La justice, votre justice triomphe.

J’ai commencé à me détendre relâchant ma vigilance elle s’est soudain mise à boiter, prétextant avoir un caillou dans sa chaussure. Elle a lâché mon bras m’a tendu son sac à main, quitté ses chaussures.

En trois bonds elle a sauté dans le fleuve me laissant sans voix.

J’ai regardé autour de moi, quelqu’un se trouvait pas très loin j’ai crié :

  • Appelez la police, vite s’il vous plait quelqu’un vient de sauter à l’eau !

Sa tête apparaissait par intermittence et s’éloignait en tourbillonnant. J’ai réitéré mon appel « appelez la police », j’ai enlevé ma veste et mes chaussures et j’ai sauté à mon tour, l’eau était glacée.