Je me demande bien comment pareille idée m’était venue de me laisser attirer dans le hall de cet hôtel étoilé du centre de Paris.

Une affiche, sur le trottoir un rabatteur ventant la beauté de cette exposition vente de joaillerie, mais quand même.

Après tout pourquoi pas, je n’avais jamais eu l’occasion d’observer de près ces joyaux que portent les grandes de ce monde, les actrices et starlettes à Cannes ?

L’excuse étant que c’était pour une bonne cause, une vente dont les bénéfices seraient reversés à des ONG intervenant dans l’aide aux enfants orphelins de pays en guerre. Je n’avais pas mémorisé les pays bénéficiaires mais il y a tant de conflits en cours de par le monde que les possibilités étaient infinies.

En entrant j’avais versé mon obole à deux femmes se tenant derrière une table où trônait une potée d’orchidées. 

On sentait qu’elles prenaient leur rôle au sérieux, elles avaient fait la totale : coiffées, manucurées, maquillées, embijoutées, le tout accompagné de mètres de tissu, qui les transformaient en poupées à tête de porcelaine.

Elles voulaient que je remplisse un imprimé qui leur permettrait de m’informer des actions caritatives menées par leur organisation, mais si je préférais leur laisser mon adresse mail ce serait pratique.

Je pensais à cet instant pourquoi pas mon numéro de carte bleue pendant qu’elles y étaient.

Constatant mon absence de réaction, elles se méprirent, pensant certainement que je n’avais pas compris leur proposition, l’une d’entre elles entreprit de me la répéter en anglais avec un fort accent XVIème.

N’ayant pas l’intention de les écouter tout l’après-midi me faire étalage de leurs dons pour les langues en usage dans la communauté européenne je m’empressais d’entrer dans les salons.

Il faut avouer qu’elles vous demandaient vingt euros mais que le spectacle dépassait les espérances.

Sol couvert de moquette épaisse, lustres à pendeloques de cristal au plafond, fauteuils de cuir profonds comme des méridiennes qui vous tendent les bras, dorures patinées et glaces anciennes à tous les étages.

Pour provoquer une rupture de style, la décoratrice d’intérieur avait suspendu des toiles modernes partout où l’on avait trouvé la place de les accrocher, on se serait cru à la Fiac. 

Entre deux baies donnant sur le boulevard, une splendide tapisserie des Gobelins représentant Diane chasseresse l’arc à la main dans un sous-bois d’anthologie vous coupait le souffle.

Ambiance ouatée, chaleur de jungle tropicale accentuée par la présence d’immenses plantes vertes tout juste sorties des serres d’Auteuil. 

J’ai pensé qu’on avait aussi installé des ruches, cette lubie nouvelle des citadins, car un bruissement léger semblait venir du fond de la pièce. 

En réalité, on y caquetait ferme en tendant le doigt vers les vitrines. La chasse aux bonnes affaires était ouverte, les cartes Gold frémissaient d’aise. Mais on pratiquait cela avec élégance en évitant de monter la voix.

 Des serveuses, bien sous tous rapports, court vêtus, présentaient des plateaux de coupes de champagne et petits fours, un seau à glace au milieu d’une table recevait les oboles des uns et des autres pour financer ce supplément au programme.

Un moment donné, j’ai été saisi d’un doute, je me suis regardé dans l’un des miroirs pour m’assurer que c’était bien moi qui étais là. J’ai vérifié ma tenue me demandant si elle ne déparait pas trop et ne risquait pas d’attirer l’attention des vigiles qui ne manqueraient pas de me raccompagner sur le trottoir.

Les messieurs portaient costumes de bons faiseurs et bottines italiennes impeccablement cirées tandis que ces dames scintillaient de mille feux.

La tension montait doucement, tandis que je circulais prenant le temps d’examiner chaque vitrine.

Chaleur, champagne et pierres précieuses c’était trop je commençais à avoir le tournis aussi je me posai dans un fauteuil, mal m’en prit ! Ils n’étaient pas posés là pour s’y assoir mais pour agrémenter le décor, je m’y enfonçais sans savoir quand cette glissade prendrait fin.

À la table d’accueil ne restait plus que la potée d’orchidées, les deux poupées de porcelaine étant parties ranger leur recette à l’abri. 

Changement d’éclairage juste une lumière vive sur le pupitre destiné au commissaire-priseur, pour le reste une demi-pénombre.

Le public commençait à prendre place attendant le début du show. Deux appariteurs se dirigèrent vers la première vitrine afin d’en extraire des parures qu’ils installèrent sur un lutrin après présentation au public sous les applaudissements.

Si je restais là, engoncé dans mon fauteuil inévitablement j’allais me faire remarquer. Je repris mes contorsions pour m’arracher à ce piège.

C’est alors que je perçus un mouvement derrière l’une des vitrines, une jeune femme était là, observant tranquillement les gestes des factotums. Dès qu’ils ouvrirent la première vitrine pour en extraire les bijoux, elle exécuta les mêmes gestes qu’eux, profitant de la neutralisation du système de sécurité.

Elle m’observait d’un air narquois tandis que ses mains agissaient avec dextérité, en moins de dix secondes elle s’était servie et avait refermé la vitre de protection sans qu’il se soit produit la moindre alarme.

Je restais sidéré par la simplicité de ce casse et par le calme avec lequel son auteur l’avait exécuté. Elle me regardait avec un franc sourire, tout en retirant ses gants.

Comment étais-je censé réagir, moi le quidam de passage égaré dans ce lieu insolite ?

Crier, appeler la sécurité, lui sauter dessus, me contenter de considérer que c’était de la redistribution, un gouffre s’était ouvert sous mes pieds interpelant brutalement mes principes et mes préjugés.

À l’autre extrémité de la salle la vente se déroulait dans la bonne humeur, on en était déjà au lot numéro 8, quand l’enchère s’envolait, elle était suivie d’une salve d’encouragement aux protagonistes. Il est vrai que le champagne continuait de couler généreusement plongeant le public dans un doux état euphorique. 

Je réussis à m’extraire de la position inconfortable  dans laquelle je m’étais fourvoyé ! la marche toutefois chancelante, le champagne faisait son effet, je m’éloignais lentement…

***

Comment va-t-il réagir, je ne l’avais pas aperçu coincé qu’il était dans son fauteuil. A-t-il été sensible à mon sourire, a-t-il compris ce que je trafiquais. Il n’a pas le profil pour se trouver là, il a dû louper la porte de service. 

De toute manière je n’aurais pas renoncé, l’occasion était trop belle. Ne pas être timide aller droit au but, il faut que je finisse de le déstabiliser.

***

Elle vient vers moi, elle ne manque pas d’audace après ce qu’elle vient de trafiquer, il n’y a pas à se tromper c’est bien moi qu’elle vise, elle me regarde comme si nous avions été en classe ensemble. 

Elle avance la démarche ondulante, me regardant comme si elle retrouvait une vieille connaissance.

Ce n’était pas une jeunette, la quarantaine assumée, les cheveux mi-longs dégageant les oreilles, les yeux bleu océan en tempête, avec des traces d’écume autour des prunelles.

Elle affichait un sourire carnassier qui lui remontait les pommettes, une renarde dans un poulailler ou bien plutôt, une femme prête à mordre pour obtenir ce qu’elle désire me suis dit. Son rouge à lèvres accentuait l’effet, donnant l’impression qu’elle avait du sang aux coins de la bouche. 

Pas à dire, le charme agissait.

***

Allez, encore quelques pas vers lui, soit il crie, soit il se tait, je parie qu’il va se taire.

Elle s’est approchée de moi au point de me toucher, mais légèrement, comme une caresse de vent du soir. À cet instant j’ai perçu son parfum, ce devait être une eau de toilette pour hommes aux fragrances iodées, dont troublé je ne suis pas parvenu à retrouver le nom.

Sa main a effleuré ma joue, c’est alors que je pensai qu’elle allait m’embrasser qu’elle m’a glissé au creux de l’oreille.

  • Apprenez donc à voir au lieu de rester béat ! *.

Puis d’un pas toujours nonchalant elle est sortie me laissant à mes réflexions abyssales.

 Je suis resté un petit moment à observer les acteurs de cette mascarade morbide, mais ils avaient l’air si contents d’eux qu’ils ne se rendaient même pas compte qu’ils étaient déjà morts.

Je quittai les lieux en pensant que le seul moment agréable et distrayant de l’après-midi avait été le casse de l’inconnue du grand hôtel.

La nuit était tombée, un crachin rafraîchissait l’atmosphère, j’entendis courir derrière moi. 

  • Vous avez pris votre temps j’ai pensé un instant que vous m’aviez doublée.

Je réalisai alors que depuis la sortie de l’hôtel mes doigts jouaient dans ma poche avec des anneaux qui n’y étaient pas en entrant.

Devant mon ahurissement, elle partit d’un grand éclat de rire et me tendit la main ! …

 

*Bertold Brecht. La résistible ascension d’Arturo Ui