Couché à moitié sur le dos et le côté, la tête dans ce placard je m'échine à déceler le plan de travail de la cuisine. Aujourd'hui, tout doit être en ordre dans les cuisines modernes, tout doit être fonctionnel, esthétique, pratique, bien rangé. Les portes s'ouvrent d'une légère pression, les tiroirs roulent doucement offrant toute leur surface de rangement. Le bricolage c'est mon plaisir mais là, avec cette canicule... Et puis c'est un gros chantier, plus de mon âge. Tout ça pour faire plaisir à mon fils qui doit emménager rapidement.

Ouf ! J'ai réussi, je me redresse, m'étire, je suis plein de poussière qui colle avec la transpiration. Bon, c’en est fini, je prends le trousseau de clef et descends à la cave pour chercher de l'enduit, tirant la porte qui se referme derrière moi. Quelques instants plus tard, je remonte avec mon sac d'enduit sous le bras gauche et ma main droite plonge dans ma poche pour sortir mes clefs. Sidération, je reste immobile, le souffle coupé, la tête penchée fixant le trousseau de clefs que je viens de retirer, je n'y crois pas, je suis enfermé dehors, oui, je n'ai pas pris le bon trousseau. Aussitôt je pense : je n'ai ni clefs, ni argent, ni téléphone et je suis dégueulasse, plein de poussière, des chaussures et un bleu de travail tachés de peinture, déchiré aux genoux et décousu sur le devant, sur le bord de la fermeture éclair.  Mes habits propres sont à l'intérieur. Impossible de sortir dans la rue comme ça.

Je m'assois sur les marches, attendre, je réfléchis. J'imagine le regard de mes collègues, de mes patients et ma femme !

Je calcule : si je m'assois sur le trottoir pour faire la manche, combien de temps il me faudra pour obtenir le prix d'un billet de métro. Je ne sais même pas combien ça coute un billet à l'unité. Qu'est ce qui marche le mieux, s'assoir et attendre ? S'assoir et chanter ?  Ah ! Si au moins j'avais un harmonica !  Rester à genoux sans bouger ? Non, ça, c'est vraiment impossible. Je n'ai même pas une casquette ou un bout de carton et un crayon. Je me vois assis avec un écrit « je demande juste un ticket de métro. » S'adresser directement aux gens dans la rue ? Prendre le métro sans payer ? Comment ils font ces gens qui font la manche ? Dormir dehors, sur un carton, sur une bouche de métro.

Finalement je me lève, je tente de faire tomber la poussière en secouant mes cheveux, tapant sur mes bras, mes jambes mais je laisse des traces et j'ai honte. Une seule solution s'offre à moi, aller trouver mon fils sur son lieu de travail, il me donnera les clefs de son appartement où je pourrais prendre le double qui me permettra de retrouver mon chantier. Je décide à m'adresser au boulanger du coin, je vais lui expliquer ma situation. Il ne me connaît pas, il m'écoute, est-ce qu'il me croit ? Finalement, il sort deux euros de son tiroir-caisse et me les tend, du bout des doigts, d'un air désabusé. Je me dirige vers une station de métro, je marche vite, la tête baissée. On doit me regarder, je ne fais pas attention. Heureusement ce n'est pas une heure de pointe.

Rentrer dans cette banque où travaille mon fils ! J'hésite encore. À l'accueil, l'hôtesse m'informe qu'il est en conférence et ne peut être dérangé. Il sera prévenu quand il sortira. Attendre ici ! Cela me semble au-dessus de mes forces, j'imagine tous ces regards posés sur moi, je m'imagine me faisant sortir pour trouble à l'ordre public, je fais désordre. Les images des clodos me reviennent, je ne me suis jamais senti aussi proche d'eux, compatissant.

Une heure et demie que je suis là, me faisant tout petit, dans un coin. Heureusement j'ai trouvé un journal qui me dissimule. Subitement, je sursaute en reconnaissant la voix de mon fils « oh ! La honte ! » Puis il se marre. Enfin je commence à reconnaître l'aspect cocasse de ma situation et je souris, je sais aussi que mon cauchemar est terminé. Je vais prendre sa voiture et aller chez lui, chercher le double de clefs.

 

Dans ma voiture je me sens rassuré, soulagé, je démarre et m'approche tranquillement de la sortie. Encore un autre juron ! Je n'ai pas le Bip pour ouvrir la porte du garage. Il m'a donné les clefs mais pas le Bip. Je suis enfermé dans ce garage. Je vais sonner pour appeler le gardien, mais il est absent. J'attends. Quelqu'un va bien vouloir sortir. Je n'arrive pas à rester tranquille, je sors, je me rassois, je fais le tour de ma voiture, je regarde ma montre, j'allume la radio, je change de chaîne, je m'impatiente, je râle, j'aurais mieux fait de rester couché ou d'aller me baigner et le chantier n'avance pas.

Une personne arrive, costume cravate, mon sauveur ! Enfin ! Je cours le rejoindre et lui explique ma situation, il voit ma voiture devant le portail, il me regarde avec insistance, de la tête aux pieds, en silence.

- Elle est à vous cette voiture ?