Nous nous rendons à la source miraculeuse, celle qui devrait me redonner l'usage de mes jambes.

Ils portent mon brancard sous un soleil de plomb, et bien que je ne sois pas si légère, ils chantent des cantiques. Ils avancent à genoux, péniblement, mais l'espoir de me voir remarcher leur fait taire leur souffrance.

La foi leur donne une énergie telle qu'en fermant les yeux je me croirais transportée sur des rails, dans un omnibus comme celui de mon enfance qui m'emportait vers Lourdes, à l'Assemblée des Paralytiques de France.

Mes parents m'y conduisaient chaque année, et c'était l'occasion de découvrir qu'il y avait plus malheureux que moi. De constater aussi que malgré les prières, bien peu étaient physiquement soulagés par le pèlerinage.

C'est le 15 août que les guérisons se produisent ici, ce n'est pas si étonnant car il fait tellement chaud que les souffrances des pèlerins attisent leur ferveur. De celle qui fait bouger les jambes ankylosées, et pourquoi pas les miennes.

C'est la dernière fois que je me prête à ce genre d'exercice. Pour l'heure, j'ai surtout hâte de plonger trois fois dans la fontaine, en espérant qu'il y ait assez d'eau.

Vu ma position, je suis éblouie par le soleil, et n'entrevois que le ciel bleu et quelquefois les cimes des arbres. Je suis à la fois émue et en colère que l'on me fasse transporter par ces quatre garçons, en particulier le plus jeune, qui n'a pas encore mué et ne doit pas avoir plus de 14 ans.

 

 

            Cela fait bien deux heures que nous progressons, à genoux, sur ce chemin en plein cagnard. Nous avons tous les quatre des genouillères de carreleur, renforcées par des bandes de tissu que nous changeons régulièrement. Elles n'empêchent pas les graviers de nous entamer la peau et la chair. Si cela continue ainsi, c'est nous qui bientôt ne pourrons plus marcher.

C'est après la messe dimanche dernier que le prêtre a fait appel à nous. Une fois débarrassés de nos aubes, il voulait savoir si nous pourrions accompagner la femme à la source. Non seulement nous rendrions service, et Dieu nous en saurait gré, mais  aller prendre l'air à la campagne nous ferait du bien. Il ne nous avait pas parlé de sa corpulence. Normal, elle ne fait pas d'exercice.

Pour nous donner du courage, nous chantons. Le curé nous a fait répéter quelques chants en latin.

À Lourdes, j'ai déjà poussé des fauteuils, mais là c'est nettement plus pénible. Heureusement, nous prenons des pauses et sommes restaurés par la poignée de fidèles, dont les parents, qui nous accompagnent.

À part l'autre enfant de chœur, il y a deux cousins de la femme, et comme ils sont plus grands que nous, le brancard penche vers l'arrière, ce qui alourdit encore notre charge. Mais je ne me plains pas, et même je remercie Dieu de m'avoir donné la santé. Et puis, je ne devrais pas penser cela, mais peut-être que cette bonne action, je l'emporterai au Paradis, comme on dit !

Quand la sueur ne m'aveugle pas, je ne vois que les cailloux et les brins d'herbe, mais je pense que l'on ne devrait pas tarder à arriver. Je chante plus fort. Pourvu que Sainte Marie la guérisse !

 

 

            Comme tous les ans, ils ont sorti ma statue de l'église et l'emmènent en procession jusqu'à la fontaine. Bien sûr, je ne suis pas dans ma statue, mais au-dessus, avec les oiseaux et les anges qui volètent au-dessus du cortège. J'ai l'impression qu'il y a encore moins de gens que l'an passé, ce n'est plus du tout comme lorsque je suis apparue à ces deux petits bergers. Je me demande bien pourquoi. Quand je pense que mon fils a donné sa vie pour eux !

Il fait un temps magnifique. Le petit groupe qui transporte une femme sur un brancard a sérieusement ralenti. Heureusement, ils n'en ont plus pour très longtemps. Tout à l'heure, elle a cligné des yeux en regardant le soleil, et j'ai bien failli lui apparaitre, comme ça, parce que sa vie ne doit pas être gaie tous les jours. Qu'elle sache au moins qu'au paradis elle n'aura plus de problèmes de santé... Je ne sais pas, c'est vrai qu'elle prie, mais sa foi ne me parait pas solide comme un roc. Elle en a peut-être assez de tous ces pèlerinages, mais les miracles, ce n'est pas automatique ! Je n'ai aucune obligation de résultat. Quoique, un de ces jours, il va falloir que je remette ça, sinon plus personne ne viendra à la source, et l'humanité, sans Dieu, que deviendra-t-elle, je me le demande. Tiens, ce randonneur, par exemple, qui observe la procession arec ses jumelles, je suis sûre qu'il n'a pas mis les pieds dans une église depuis son enfance. Il a bien de la chance que je n'aie pas l'esprit vengeur, sinon...

 

 

            Et voilà ! Ils ont fait fuir le couple de gypaètes barbus que j'observais depuis un bon quart d'heure. Moi qui ai fait cinq heures de marche pour venir ici m'adonner à ma passion, l'ornithologie, il faut que je tombe sur cette bande d'illuminés qui s'égosillent à en faire tomber les aiguilles des sapins. À l'allure où ils vont, ils ne sont pas près de me rendre ma tranquillité. Tiens, mais qu'est-ce que c'est que cette grosse masse qu'ils transportent sur un brancard ? Mais oui, c'est une femme, à tous les coups ils vont à la fontaine ! Et, c'est pas possible, ils sont à genoux !  Et les deux de derrière n'ont pas l'air bien vieux ! J'ai bien envie d'aller à la gendarmerie les dénoncer pour maltraitance, moi ! Ah elle est belle, l'Église ! Entre les affaires de pédophilie et leurs processions, ils les font vivre au Moyen-Âge, ces pauvres mômes !

Et ils croient quoi, qu'elle va faire trempette et paf, elle va se mettre à marcher ! De toutes façons, vu son poids, elle se casserait les deux cols du fémur direct ! Il faut vraiment avoir une foi à déplacer les montagnes, selon l'expression, pour se faire suer comme ça, un 15 août ! Et le temps est à l'orage, au mieux, ils vont se prendre une saucée. Tiens, mais c'est quoi cette saleté qui s'est déposée sur ma lunette ? Je n'y vois plus rien. Ah, une coccinelle, j'aime mieux ça ! Bête à bon dieu, comme disait ma mère, elle tombe bien, celle-là. Allez, va-t'en voir là-bas si j'y suis...

 

 

            Ouf ! Me voilà posée. Je ne l'embêtais pas, cet homme, il faisait frais sur son verre de lunette. Le temps est lourd, je n'aime pas ça, s'il pleut je pourrais me noyer, comme mes sœurs avant-hier.

 Je vais essayer de me cacher là, dans les plis de cette robe. Mais avant, j'ai toute une forêt de poils à traverser, c'est pas évident avec mes six pattes, d'autant plus que ça bringuebale sérieusement là-dessus. En plus, c'est tout humide, qu'est-ce qu'elle transpire, la dame ! Pas génial, comme refuge, mais  ça résistera mieux que le dessous d'une feuille, si le ciel nous tombe sur la tête. Je déploie un peu mes ailes, c'est plus facile pour avancer.

Ouh-là ! Qu'est-ce qu'ils font, on dirait un tremblement de terre. Tout le monde s'affole, je crois bien que c'est le petit gars qui porte le brancard qui s'est cassé la figure. Ça crie, ça gesticule, et moi là-dessus, je ne sais plus où me poser. Je vais finir écrabouillée ! Si je m'en sors, ça sera un vrai miracle.