« C’EST UN FAMEUX TROIS MATS…. » Après toute une journée de navigation, Paul a pris sa guitare et tous chantent à l’unisson leur répertoire de mer. Ils ont mouillé dans une petite crique de l’ile d’Yeu, ils sont seuls. Il fait beau, tout est calme, les derniers rayons du soleil rougissent le ciel. C’est un moment de paix que tous savourent, un moment de détente et d’amitié.

Jacques est le propriétaire et capitaine du bateau « le galipiot ». C’est comme cela qu’il l’a baptisé et ce bateau, c’est toute sa vie, il lui consacre tout son temps et toutes ses économies. Il est exigeant, méticuleux, il en prend soin avec tendresse. Chaque soir, il rince et brique le bateau, toute la journée il vérifie et enroule les écoutes « elles doivent toujours être claires. »  Il surveille ses voiles, borde un tout petit peu ou abat, dès qu’elles faseyent. C’est lui qui décide, il aime la navigation à l’ancienne, il calcule lui-même sa position avec son sextant, son compas et les cartes marines. Il soigne son look avec sa barbe de trois jours, sa casquette et ses lunettes de soleil, son pull marin.  Il fait autorité, il s’impose naturellement comme une force tranquille, rassurante. Dans la vie, il est infirmier, il exécute des consignes, suit des protocoles, répond aux demandes de ses patients. Là il semble plus grand, plus fort.

Françoise, sa femme ne partage pas vraiment sa passion « je suis là parce que je suis mon mari, ne me demandez rien. » Elle ne s’intéresse pas à la navigation, elle échappe le plus souvent aux manoeuvres. Dans la vie, elle est responsable d’une maison de retraite. Gérer un budget toujours très serré, organiser des plannings, régler les conflits du personnel, écouter les familles et supporter leurs critiques. Pour elle, les vacances c’est ne rien faire « je me pose » dit-elle. La plus grande partie de la journée, elle reste allongée sur sa serviette, à l’avant du bateau avec ses crèmes solaires, ses lunettes son chapeau de paille et une magazine qu’elle feuillette de temps en temps.

Jacques et Paul sont des amis depuis toujours. Ils se complètent et se soutiennent. Entre eux ils ont des discussions, parfois animées, jamais de disputes. Paul, sur le bateau c’est Monsieur Météo, il s’intéresse également à la navigation, mais c’est son iPhone qui lui donne sa position. Informaticien, même en mer, il reste connecté. Il aime aussi pêcher, avec une patience infinie, il déroule et enroule sa ligne de traine, sans jamais rien prendre, enfin presque.

Bernadette, la femme de Jacques est dans la vie professeur de sport. Menue et de toute petite taille, elle parait infatigable, toujours en action, elle n’est pas stressée, mais elle ne peut rester sans rien faire.  Elle a besoin d’espace. Elle pratique le foot « cela me défoule. » Sur le bateau, souple, agile, elle se déplace avec facilité. Rapide et énergique, elle est toujours la première pour les manoeuvres. Elle aime ce moment, parfois chargé de tension, où la concentration doit être maximum, ce moment où le capitaine annonce « Parer à virer ! Choquer ! Border la grand voile ! » Il faut la voir s’arc-bouter sur la manivelle de winch. Sur le bateau, elle est précieuse car elle n’a pas le mal de mer aussi, surtout par mauvais temps, elle est préposée à la cuisine « je vous fais de la cuisine de bateau, pâtes ou riz. » En dehors de ces moments, elle regarde la mer, elle reste immobile, calme, en contemplation. Elle semble se laisser bercer par le mouvement régulier des vagues, elle aime voir l’eau défiler le long du bateau.

Maintenant, la nuit est tombée, tous sont en silence, chacun regarde les étoiles, les reflets de l’eau, attentifs aux odeurs, au bruit des vagues sur la coque, au vent léger qui parfois fait chanter les haubans.

Jacques annonce alors. « demain, on fait comme Moitessier, on part pour les Antilles, je ne veux plus de ma vie sur terre, c’est fini. »         

Chacun pense qu’il plaisante. Paul poursuit : « C’est sûr, oui, on peut rêver, on est tellement bien. » Françoise dit : « Tu m’avais dit qu’on s’arrêterait aux Sables, que je pourrais faire du shopping, j’adore les boutiques, je veux me trouver un maillot de bain. » Bernadette rappelle qu’il était prévu d’aller voir les bateaux du Vendée Globe. Le silence s’installe à nouveau et Jacques, reprend la parole, sa voix est grave, triste : « Je ne suis bien qu’en mer, je veux, il me faut changer de vie, je ne peux plus retourner à l’hôpital, j’étouffe trop. »

Françoise est la première à réagir : « Tu es fou, tu crois que je vais toujours te suivre ? C’est des conneries, je vais me coucher. »

Néanmoins, chacun a bien compris « oui, il est vraiment sérieux. »

Bernadette fredonne : « C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme. »

Puis ils restent silencieux, plongés dans leurs pensées, Paul réfléchit aux contraintes, aux obstacles « c’est quand même pas si simple. » Bernadette pense « qu’est ce qui est important pour moi dans la vie ? Qu’est ce que j’aimerais faire absolument ? »

Maintenant qu’il a exprimé son désir profond, Jacques y croit encore plus.