Dans un demi sommeil, ce matin clair et sonore, la lumière filtre très tôt par le volet. Je suis donc bien réveillée et la consigne de notre atelier d’écriture s’impose dans les brumes mouvantes de la nuit.

.           Kaléidoscope ! le mot me plaît ! le petit rouleau de carton , décoré de belles images au bout duquel on collait son œil quand j’étais enfant ! On voyait à l’autre bout toute une fantasmagorie d’images diffractées se heurtant dans un mouvement très géométrique de formes et de couleurs. La suite de la consigne est moins drôle : de points de vue ! Kaléidoscope de points de vue ! Encore que!...un point de vue, ça peut être de l’argumentaire dans un discours. C’est aussi, dans un paysage, celui qu’on  admire au terme d’une montée plus ou moins laborieuse…, un paysage gorgé de soleil que nous découvrons, assemblés et heureux, un beau point de vue donc !

 

             Écrire, c’est être ces personnages dans une conscience éclatée ; théâtre d’une histoire encore en gestation. Hésitations, digressions sont le lot de l’imaginaire qui se nourrit de souvenirs,  d’attentes. Il est grand, le plaisir de conter mais il se gagne à la fois dans le lâcher prise et la vigilance.

Mais je me sens verser dans le pathos et la grandiloquence. Je vais perdre mon contrôle et me laisser embarquer par ces créatures qui m’échappent !    

            Une pensée s’impose à moi ; X est sur le point de rencontrer Y à la terrasse d’un café.

            C’est le printemps, en ville, un matin, tôt. Chacun vient boire... Allez, inventons…un petit noir bien tassé où la mousse brune remplit la moitié de la tasse. Pour Chloé, elle s’appelle Chloé, je viens de décider, oui! Chloé mais pourquoi Chloé et pas Ernestine ?  Chloé de mes souvenirs de lecture, Chloé et son nénuphar qui lui mange le cœur…Chloé une de mes petites cousines ! Sa maison toujours en chantier et en désordre et ses deux petits qui crient, sautent partout ; et les chiens qui jappent. Et voilà déjà deux Chloé qui se présentent dans le fil de ma fantaisie. Ah ! Si on ne triait pas, si on ne mettait pas d’emblée un peu d’ordre, si on n’aiguillait pas les rails de notre imaginaire, le train de la fiction serait en danger.

 

            Mais je ne suis pas chef de gare ! Ces fichus personnages se mettent à vivre sans nous si on n’y prend garde. Donc, restons vigilants. je reviens à mon ébauche. Pour l’instant, cette Chloé nouvelle née a 25 ans, un jean bien moulant artistiquement troué aux  genoux selon la mode, un petit blouson bien serré  qui la protège mal en ce matin frisquet. Petite minette de banlieue. Est-elle au chômage? Fait elle des petits boulots? On verra. c’est certain elle vient souvent dans ce bar. Est-elle pressée? Pas le temps de s’installer en terrasse. C’est fichu pour la rencontre!  Pourtant je la sentais cette rencontre avec Y, cette rencontre banale mais propice à toutes les inventions!

 

             Y ?...X,Y...les chromosomes parlent : ils sont fait pour se rencontrer. Idylle en vue ? Trop facile ! Voilà que Y m’échappe avant même d’avoir un nom ! C’est trop fort ! De l’énergie ! je lui serre la bride ! alors ! Alphonse, Grégoire ou Ernest ? Non ! Non ! Il faut que ça « matche », selon un affreux anglicisme. Avec Chloé...Chloé Ernest ! Pas fameux. Je vais l’appeler Stéphane. Oui, c’est ça, un prénom bien pour un quarantenaire. C’est vraisemblable. Ils pourront avoir une histoire...ou pas ! Quoique si je choisissais Grégoire ? le kaléidoscope serait différent ! Autre prénom, autre histoire. Autre panorama.

 

            Comment vais-je le vêtir ? Costume croisé dès le petit jour ! « Jeune cadre dynamique », financier ou entrepreneur, ou plus simple, plus sport. Mon histoire se bâtira selon. Il auront de toute manière les conditions d’une possible rencontre.

 

            Le café, c’est un petit café de quartier ou on vend aussi des viennoiseries au comptoir et  des sandwichs et paninis déjà alignés sous le présentoir vitré. Je me surprends à me dire « ça donne faim! » Derrière le comptoir le patron, peut-être est-ce le patron? On le verra actionner  le percolateur d’où sort à grand bruit un jet de vapeur. Deux habitués sont accoudés ; l’un, le journal déplié devant sa tasse et son croissant, l’autre attendant sa commande. Chloé, la petite brune les salue, mais sans s’attarder. En habituée, quand son café est prêt, elle choisit une brioche dans le panier sur le comptoir et elle va vers la terrasse vitrée; elle s’assied dans le fond, en bordure de la caisse de fusains qui borne l’espace et l’isole de la rue. Et voilà ! En avant peut-être pour une histoire citadine. Le fragile équilibre du récit commence à se mettre en place à partir de cet acte anodin du café matinal.

            Mais j’hésite ! Et si je transportais la scène dans un café des « beaux quartiers » ? À 5h du soir, et si je remplaçais le café par un thé ? Et si je rhabillais Chloé plus luxe, plus style... Et si je la vieillissais un peu! Est-ce que ce Stéphane encore inconnu de moi sera un bon partenaire ?

            Je ne peux pas dire qu’il m’échappe; il n’est pas encore né dans la rencontre. Parfois, il ne s’agit pas de surveiller ses personnages, mais de les appeler et leur venue est incertaine ! Tout est possible, mais rien ne vient ! C’est vertigineux ! Le doute s’installe.

            Mon histoire, je n’arrive pas à la démarrer !

            Vais-je laisser cette pauvre fille plantée là, telle Alice ou la Belle au Bois Dormant. Il faut que je lui trouve un chevalier ! Ah ! Je me prends la main dans le sac ! Encore un de ces récits gnangnan de débutante ! De l’énergie, du muscle, voilà ce qu’il faut pour nouer une histoire. C’est beau, cette expression ! Nouer patiemment, faire, défaire, ajuster, reprendre. Bien serré aux manches s’il vous plaît et le costume bien ajusté qui dit son homme aisé ! Du travail artisanal. Le costume ajusté, oui, mais un peu fatigué, lourd aux poches qui commencent à s’écarter, au col et aux revers froissés, aux genoux marqués. Un costume qui a du vécu.

            Les cheveux bruns avec quelques fils blancs traînent en désordre sur la nuque. Un personnage dont le laisser-aller traduit...traduit quoi ? la fatigue, les difficultés, la dépression peut-être. Des personnages du roman que je viens de lire passent devant moi, en cohorte silencieuse, histoire de sans-abris, d’êtres fracassés qui n’en finissent pas de tourner leur infernal carrousel.

 

            J’allais entrer dans un récit anodin et voilà que ça se ternit ; le kaléidoscope s’assombrit. Mon personnage vient au jour, fatigué dans son  costume froissé. Il porte une vieille sacoche tachée, à la bandoulière effrangée. En dépit de cette allure incertaine, il est beau, des traits d’une grande finesse, un regard gris qui filtre par des paupières lourdes ; ses joues sont mangées de barbe, une barbe qui frise, longue et indisciplinée.

            

            Il se fraye un passage parmi les tables et les chaises vides à ce moment de la journée et vient s’asseoir à la table voisine de celle de Chloé.

Ils sont seuls sur la terrasse ! L’histoire peut commencer.