La visite de Mo restera un moment inoubliable. An Binh ne nous avait pas prévenues de cet évènement voulant nous en laisser la surprise.

En entrant dans la salle je l’ai découvert, il était là, un verre de thé à la main, pâle et amaigri, on aurait dit que ce n’était pas lui, mais son ombre, une sorte de reflet dans la vitre. Ses gestes étaient ralentis, mais quand il m’a aperçu un sourire a éclairé son visage et ce sourire c’était tout lui. C’en était fini de l’ombre ou du reflet, qu’importe qu’il soit maigre et émacié, qu’il donne l’impression d’avoir vieilli de dix ans, le brouillard se dissipait. Rien n’avait plus d’importance il était revenu du pays des morts et la vie semblait revenir. Le plus impressionnant, c'était son crâne chauve et son visage sans sourcil. J’ai pris le prétexte de devoir aller vérifier un problème en cuisine pour aller y pleurer cinq minutes, après quoi je suis revenu m’asseoir à ses côtés et tenir sa main desséchée dans la mienne.

Il portait son verre à ses lèvres craquelées et l’on voyait bien que la chaleur du breuvage le faisait souffrir.

Il respirait difficilement et devait attendre d’avoir repris son souffle entre chacune de ses interventions.

An s’est instituée porte-parole, elle souriait comme une petite fille heureuse.

  • Mo n’en revient pas, un peu plus, je ne reconnaissais rien dans la maison, et encore il n’a pas été dans les cuisines et à la plonge.
  • Parce que vous avez aussi refait les cuisines et la plonge, il était temps que je rentre pour remettre de l’ordre dans cette maison.

Je lui ai tendu la main pour l’aider à se lever il a saisi sa canne d’une main et mon bras de l’autre et clopin-clopant nous sommes partis découvrir les nouvelles installations.

Arrivé à la plonge il a cherché où s’assoir comme chaque fois qu’il venait parler avec moi avant sa maladie. J’ai suivi sa main du regard elle tapotait la poche arrière de son jean pour y trouver le paquet de cigarettes qu’il y glissait d’habitude. Il a fermé les yeux et pris un air résigné.

  • Vous avez drôlement travaillé c’est du beau travail, chapeau les gars, pardon les filles aussi, je ne sais pas comment vous remercier.
  • Je n’ai fait qu’apporter des améliorations à notre outil de travail, je te rappelle que nous sommes désormais coactionnaires dans cette aventure.

An est arrivée avec du thé pour tout le monde et un plateau de pâtisseries de celles qui collent aux doigts tant elles sont recouvertes de miel. En définitive on a tous pleuré, Sara qui nous avait rejoints était inconsolable.

Dans toutes ces larmes jaillissaient de petits rayons de soleil qui indiquaient que pour chacun d'entre nous c'était un grand moment de bonheur.

Après un petit moment de larmoiement collectif il a fait mine de se fâcher si c'est comme ça je reprends mon bagage pour retrouver mes infirmières à l'hôpital.

  • Si tu es en forme on te laisse la responsabilité de préparer le repas de ce soir.

Il m'a regardé avec un sourire triste, cela viendra soyez patients, mais là il faut que je rentre chez moi, il faut que je dorme et l'infirmière doit passer en fin d’après-midi.

Ce jour-là notre histoire a retrouvé son âme.

***

La semaine dernière il nous est arrivé une aventure étonnante qu'il faut que je vous relate. Ce restaurant dont je ne savais même pas s'il avait été autorisé lors de son ouverture ou avait été ouvert comme cela sans rien demander à personne a bien failli avoir de nouveaux problèmes.

En milieu de matinée Sara vint m'annoncer que deux personnes demandaient à voir le patron j'étais en pleine préparation du service de midi plus particulièrement dans le dosage des épices. J'ai donc dû interrompre mon travail pour aller les retrouver dans la salle.

À leur air j'ai tout de suite compris que ça n'allait pas être de tout repos, j'ai demandé - vous désirez que je vous fasse une proposition pour une prestation ?

La femme a sorti une carte plastifiée de sa poche et me l'a montrée, service de l'hygiène, nous venons pour une vérification d'usage. J'ai failli plaisanter mais devant l'expression peu avenante de la dame j'ai compris qu'il ne serait pas sérieux de m'avancer sur ce terrain.

  • Pas de problème, par où voulez-vous commencer ?
  • Laissez-nous faire nous sommes habilités à aller partout, mais vous devez nous accompagner.
  • La maison n'est pas bien grande, je suis en cuisine c'est que nous ouvrons à onze heures et demie.

Ils ne m'ont pas répondu, je suis retourné à mes fourneaux, complètement inconscient de la catastrophe qui s'annonçait.

Ils ont vérifié la largeur des portes, l'état du tableau électrique, la profondeur de la plonge, le contenu des chambres froides...

Puis ils sont montés à l'étage, c'est de ma faute il n'y avait pas d'écriteau indiquant que ce lieu était privé. Devant l'état de ces lieux qui n'avaient pas été refaits, avec en plus l'entassement de vieux matelas, ils m'ont fait appeler.

  • Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?

J'ai eu la gorge un peu sèche et dû réfléchir très vite pour trouver une réponse qui n'aggrave pas la situation.

Une seconde s’il vous plait, j'ai un couscoussier sur le feu, il faut que j'aille m'en occuper et je reviens.

Je suis descendu à toute vitesse, attrapé Sara par la peau du dos 

  • Tu t'installes dans la rue et tu me bloques tous nos gars, personne ne rentre tant que l'on ne leur aura pas fait signe.

Elle est intelligente et avait senti que ces clients-là menaçaient d'être une source de soucis supplémentaires.

En les retrouvant dans la pièce j'ai senti que la glaciation avait poursuivi son chemin, de fermés leurs visages étaient désormais devenus franchement hostiles.

  • Pour effectuer mes travaux, mes copains viennent me donner des coups de main après leur travail et nous dormons ici, c'est pourquoi la pièce n'est encore refaite, vous comprendrez que nous en avons besoin.
  • Je pense qu'en fait vous êtes marchand de sommeil et que le soir venu vous entassez ici de pauvres gens pour passer la nuit dans des conditions proches de l'insalubrité. Je vous avertis que nous allons faire un signalement et faire fermer votre établissement.

Ne trouvant rien à redire sur les cuisines ou sur la plonge, ils s'acharnèrent sur les toilettes qui, erreur de notre part, n'avaient pas été refaites, présentant un aspect vraiment désuet et un réel manque de ventilation.

J'étais sur le point de leur offrir un thé quand je me suis ressaisi, ils étaient encore capables de m'accuser d'avoir tenté d'acheter leur bienveillance.

Nous avons attendu que les clients soient partis et après avoir battu le rappel de toute l'équipe nous nous sommes organisés. Toute la literie a été déménagée chez Mo, son appartement n'était pas grand mais il possédait plusieurs chambres. Une équipe s'est attaquée aux toilettes : électricité ventilation, et préparation du carrelage pour recouvrir les murs.

Un autre groupe s’est chargé de l'appartement, pour ce dernier, les problèmes étaient plus complexes à régler. Il fallait tout reprendre : le cabinet de toilette, la cuisine séjour et la chambre.

Au vu de l’urgence, tout serait entrepris en même temps, nous devions faire vite, il allait falloir des bras, avec mes gars pas un problème ils connaissaient du monde et sauraient choisir les plus efficaces.

Notre italien a repris ses fonctions de chef de chantier et croyez-moi, le lendemain midi on ne reconnaissait plus les lieux.

Quarante-huit heures après la mise en chantier les filles attaquaient les peintures dans les toilettes et à la fin de la semaine l'appartement attendait ses peintres, cependant il n'était pas possible de les commencer avant que les enduits ne soient secs.

Une équipe des services de l'hygiène est revenue quinze jours plus tard, ils avaient en main le rapport de leurs collègues. Nous les avons laissés se promener à leur guise, très vite ils sont venus me demander que je leur présente les locaux incriminés.

Les toilettes étaient impeccables, ils demandèrent alors à monter à l'étage, où ils tombèrent sur l'italien et An Binh qui regardaient la télévision. De notre part pas un sourire, pas une réponse revancharde, bien au contraire.

  • Ces derniers temps nous avons été tout le temps en travaux ce qui explique ce que vos collègues ont vu, mais vous savez nous sommes efficaces.

J'ai senti lorsqu'ils sont partis que désormais nous serions dans leur collimateur.

Mo ne se plaint pas de la cohabitation avec les naufragées, il trouve même que cela apporte du piment dans sa vie et que ça le rajeunit.

Ils lui ont déniché un fauteuil roulant pour pouvoir le promener. Ce soir ils le ramèneront au restaurant pour que nous fêtions ensemble nos derniers exploits et son retour, il a adoré et beaucoup ri.

Nous étions si nombreux pour cette soirée que nous avions décidé de fermer le restaurant, mais devant l'insistance des habitués nous les avons laissés nous rejoindre. Je ne vous raconte pas la nuit que nous avons partagée.

Rebecca et sa mère furent les premières à partir, j'ai été bien tenté de les raccompagner. Elle n'a rien proposé, je n'ai pas osé m'imposer.

Mon Argentine que nous avions invitée comme l'une de nos plus fidèles clientes m'a demandé à régler sa note, je lui ai répondu que ce soir c'était cadeau pour les amis. Elle a marqué un temps d'arrêt avant de me dire merci et de me demander son manteau. J’ai dit attendez une seconde, je viens avec vous.

Le temps d'attraper mon blouson elle était déjà au bout de la rue, m'entendant courir elle s'est retournée. - Je n'ai pas besoin de chaperon vous savez !

  • Je m'en doute, mais il faut que nous parlions.
  • Vous ne lâchez jamais rien, mais n'espérez pas monter chez moi, j'ai banni les hommes de ma vie.

J'ai failli lui répondre : pour qui me prenez-vous ?, mais ça n'était pas le moment d'envenimer le débat. Ce soir j'avais décidé qu'il fallait qu'elle me confie les enfants.

Elle avait très bien compris le motif de ma présence et au moment d'entrer dans son immeuble elle s'est retournée.

-  Si c'est pour les enfants c'est trop tard, l'affaire est réglée.

- Ils sont libres ?

- On peut comprendre cela comme ça !

Sur quoi elle m'a claqué la porte au nez et j'ai entendu ses talons dans le hall.

Les filles chargées de sa surveillance étaient au coin de la rue je leur ai demandé de ne pas quitter l'immeuble des yeux et de me prévenir de tout mouvement.

Je me suis précipité dans la première cabine téléphonique en état que j'ai pu trouver pour appeler celui qui semblait l'alter ego de Roxanne.

Il n'a semblé ni troublé ni étonné de cet appel à une heure tardive.

     -  Roxanne m’avait prévenu que vous m’appelleriez, c’est trop tard elle a donné l’ordre de les liquider.

- Vous êtes cinglé, deux de mes gars sont devant chez vous, vous sortez et vous leur confiez les enfants. Sinon la police sera prévenue de leur présence à votre domicile dans la minute qui suivra, si vous n'obtempérez pas tant pis pour vous. Avec nous, ils seront en sécurité et personne ne saura que vous les déteniez c'est compris.

  • Il a raccroché sans un mot, j'ai attendu cinq minutes et j'ai rappelé.
  • Vous me donnez votre parole, Roxanne ne sera pas inquiétée non plus.
  • C’est promis.
  • De toute façon c’est fait, j’ai confié les enfants à vos amis, je n'aurais jamais pu les tuer.
  • Merci.