Quel silence ! Bercée par les coups de vent, éveillée par les volées de corneilles qui craillent sans retenue, éblouie par les pleurs des bébés-oisillons dont elle a renoncé à apprendre le nom… Elle croyait, comme toute bonne citadine arrivant dans cette campagne reculée, que le silence lui serait insupportable. Que venait-elle cacher, à son âge, qu’avait-elle à se reprocher pour s’imposer un tel exil, seule, sans enfants, sans compagnon, personne qui puisse partager son quotidien, échanger ces banalités qui remplissent tant de creux… Puis, ce silence lui était devenu nécessaire, pas le silence vide d’une chambre d’hôtel insonorisée ou d’un appartement calme de ville, il en existe. Un silence profond, habité de multiples bruits de la nature ; plutôt que de le déranger, ils le rendent encore plus profond, évident, inaccessible. Il est là, c’est tout, rien à dire. Le seul risque, c’est l’accoutumance, ne plus pouvoir s’en passer, y revenir sans cesse, une addiction moins couteuse pour sa santé que pour sa vie sociale et amoureuse. De ce côté-là, elle revient de loin, elle avait bien besoin d’une pause…

 

Oups, retour à la réalité ! Son esprit encore engourdi par la nuit en oublierait ce qui l’attend… Après avoir tourné dans sa tête toutes les options envisageables pour y échapper – aucune vraiment possible – elle a suivi le conseil de Géraldine au téléphone de prendre ce cachet qui l’a plongée dans une longue nuit sans rêves, et la laisse ce matin dans une torpeur ordinaire qu’un bon petit-déjeuner devrait effacer. Fiable et rassurante, cette Géraldine, depuis qu’elle travaille avec elle, elle ne l’avait pas encore vraiment fréquentée, il aura fallu cette arrivée intempestive pour les rapprocher. Elle reste discrète, Géraldine, mais semble comprendre plus qu’elle ne dit, son coup de téléphone, comme convenu, à la fin de son diner sur le pouce, quand la panique aurait pu commencer à monter, une voix sécurisante, un conseil bienvenu, l’impression de ne pas être seule à se débattre au milieu des filets.

 

Et pourtant, elle ne lui a encore rien dit, ne lui dira probablement rien, trop compliqué, par où commencer ? La douleur est là, nichée, une douleur sourde, mêlée de peur et de honte, une angoisse lancinante qui ne demande qu’à émerger ; mettre des mots c’est prendre des risques, la parole, libératoire, mon œil ! Raconter son histoire, ce serait déjà la mettre en forme, y mettre les formes, quand seules lui viennent des bribes, qu’elle a tant de mal à rassembler. Partir était la solution, la seule, fuir en effaçant le passé, ses traces, croyait-elle, mais elle n’a pas pu, pas su. Elle se croyait un peu forte, enfin, redevenue autonome, responsable. Et il revient tout balayer, là où elle l’attendait le moins. Il revient prendre possession de son territoire, commence par son travail, classique, et bientôt c’est chez elle qu’elle ne sera plus en sécurité. L’est-elle vraiment, déjà ? Son sommeil artificiel a peut-être laissé échapper des signes qui lui seraient utiles… Se secouer, réagir. Elle choisit sa tenue, tailleur pantalon un peu classique avec un brin de fantaisie dans le chemisier aux rayures pivoine, bon compromis, un peu trop habillé pour la journée, un peu strict pour la soirée, pas question de rentrer se changer entre les deux, ni de sortir d’une sobriété qui la mettrait en danger. La femme du patron sera certainement plus classe, et c’est tant mieux, elle n’a aucune envie de briller pendant ce diner. Son portable sonne. Géraldine.

-       Oui, je m’apprête à partir. J’ai dormi comme une masse, merci du conseil !

-      

-       D’accord, ça va devenir une habitude, mais je ne dis pas non, j’ai bien besoin d’être soutenue pour ce soir. À moins que je trouve une bonne excuse avant, mais j’ai beau tourner dans tous les sens, je ne vois rien !!! À très vite.

 

 

Le bistrot de la veille est plein. Et il fait moins beau, dehors c’est un peu juste. Elles se replient sur la taverne, plus grande, plus bruyante, mais donc aussi moins de chances d’être entendues. Agréable revers des choses, Juliette retrouve depuis deux jours une de ses habitudes d’étudiante, dont elle raffolait, aller prendre un pot dans un bistrot, avoir du monde autour, refaire le monde, raconter sa vie à une copine, un plaisir qui lui a été ensuite totalement interdit, comme tant d’autres. Et depuis qu’elle est arrivée dans cette petite ville de province, où plus rien ne faisait obstacle, elle n’a pas osé, et avec qui aurait-elle pu aller au café, et y aller seule, les commentaires, les plans drague gros comme un camion, finalement sa solitude campagnarde lui allait mieux.

 

-       Je ne comprends pas tout, mais pas besoin d’être sorcier pour voir que tu es mâchée, là. En même temps, être invitée à diner par son patron, ce n’est pas non plus le bagne, y a pire…

-       Comme si le problème était là, s’il n’y avait que lui !

-       Oui, s’il n’y avait que lui, tu n’aurais jamais été invitée, tu peux en être sure.

-       Et alors, maintenant... ?

-       D’abord, c’est qui, ce type, qui débarque comme ça, un ex ?

-       Pas UN ex, MON ex…

-       Et il te fait si peur ?

-       Si tu savais…

 

Ne rien dire. Rester discrète sur sa vie. Elle se l’est promis. Elle y a bien réussi jusque-là. Elle parle, à peine. Tout bas, quelques mots, jetés un à un, presque susurrés. Puis s’enhardit.

Géraldine écoute, se concentre sans trop montrer son intérêt, la laisse dire comme si Juliette parlait pour elle-même, elle a perçu combien il lui coute de raconter ce qui l’a fait atterrir ici. Son histoire ressemble à d’autres que Géraldine a connues autour d’elle, dans des couples où l’homme se croit autorisé à imposer sa loi et perpétue une répartition des rôles héritée de plusieurs générations, à la limite il accepte maintenant que sa femme travaille, c’est quand même mieux pour les revenus mensuels, mais à condition qu’elle continue à remplir toutes les tâches auxquelles sa condition féminine l’a longtemps confinées. Elle a su y échapper, peut-être n’a-t-elle pas connu ce grand amour fusionnel dont certaines autour d’elle se targuent, mais son couple est équilibré, les tâches correctement réparties et elle se sent respectée, comme personne et pas seulement comme femme de… Juliette, elle, on dirait bien que non…

Le flux augmente soudain, perd son timbre timide.

-       Le pire, c’est quand j’ai pris conscience que je doutais de tout, de moi, de mes gouts…

-       C’est courant, non ? de douter de soi… c’est même normal…

-       Oui, le problème n’est pas de douter, le problème est de prendre conscience.

-       Prendre conscience…

-       Tu doutes parce que tu sais ce que tu vaux, tu es quelqu’un, pour échapper à un orgueil que tu redoutes, tu doutes…

-       Oh là, là, c’est de la philo, là, carrément !

-       Non, le problème est quand tu prends conscience que tu n’es plus rien, que tu t’es foulée aux pieds, que tu t’es laissé marcher dessus…

-       Lyrique, en plus !

-       Et sans même réaliser ce qui se passe, comme si c’était la vie, normale, puisque l’autre te le répète, te le ressasse…

 

Oh non, pas toute seule, tu n’y arriveras jamais, sans moi c’est pas possible.

Que tu es belle ! cette robe est splendide, elle te va bien, tiens-toi bien droite, là c’est parfait, j’aime tant que tu la mettes pour moi, juste pour moi.

Ah, tu veux aller te promener sans moi habillée comme ça, c’est pas possible, tu vas tellement me manquer, sans toi je ne suis rien, tu es à moi, toute à moi. Je ne pourrais pas supporter de penser que d’autres hommes posent le regard sur toi, j’aurais tellement peur de te perdre.

Hmmm… c’est vraiment bon ce que tu as préparé, c’est meilleur qu’au restaurant, je sais que tu aimes bien y aller, de temps en temps, mais nous sommes si bien, juste nous deux, à la maison.

Et puis, quand je rentre le soir, j’aime bien être tranquille, me poser, te regarder, être avec toi ; le boulot ça finit par être trop, loin de toi toute la journée.

Tu es contente d’aller travailler, voir du monde. Certainement, nous ne sommes plus à l’époque où les hommes enfermaient leur femme à la maison.

Sans exagérer, quand même, nous avons fait le choix de vivre ensemble, c’est pour être ensemble, le plus possible, tu me manques tellement au bout de quelques heures.

Aller au ciné ? Ah non, pas ce soir, désolé. Voir quoi, ah non, c’est encore un de ces films d’intellos. Quand je vais au ciné, c’est pour être avec toi, passer un bon moment, me distraire, pas me prendre la tête.

Y aller avec une copine, comment ça, avec une copine ? C’est avec moi que tu vis, non, pas avec une copine ?

Et puis on sait ce que c’est, les sorties entre copines, une façade, pour cacher quoi ? Tu sais que si un autre homme te regarde, je me liquéfie, j’ai tellement besoin de toi. Et toi aussi, nous ne sommes pas beaux, tous les deux ensemble ?

Oh là là, tu vas te mettre à lire ça ! Tu en as, du courage, j’en serais bien incapable. C’est énorme, ce pavé, tu vas mettre des mois à le finir, à le trainer partout dans la maison. Mais, tu crois que tu vas y arriver, si moi j’y arrive pas.

Je n’ai pas essayé ? Si, je l’ai regardé ton bouquin, mais c’est trop, franchement, je préfèrerais que tu passes à autre chose, on n’est pas bien, là, tous les deux ? pourquoi t’as besoin de te casser la tête avec un truc où t’as pas le niveau ? Je n’ai pas dit que tu étais bête, mais à quoi ça sert, ta vie c’est avec moi, qu’est-ce que tu t’embêtes ? Le reste, oublie…

 

-       Oh oui, ce pavé m’a aidée à vivre, il m’a tenu la tête hors de l’eau. Sans ce bouquin, je serais toujours persuadée d’être vide.

-       Quel bouquin ? Le genre truc philo et compagnie ?

-       Non, un roman, je te le passerai si tu veux.

-       Pas sure d’en avoir besoin, pas sure d’être si… 

-       Oh, tu peux le lire quand même. C’est tellement juste, toi qui aimes comprendre les autres. J’avais besoin de ce ciment pour rassembler les miettes de ma vie. Et déjà, réaliser que ma vie était en miettes, que ce n’était même plus une vie.

-       Mais comment on fait quand on en est là… pour trouver le courage, partir…

-       Non, tu ne peux pas comme ça, pas si facile, il te lâche pas… une sangsue… même ta lecture il essaie de la contrôler, de t’empêcher, de te contourner, mais finalement, c’est là où il a le plus de mal, il te cache ton bouquin, mais tu le retrouves, et, surtout, il ne se rend pas compte une seconde du pouvoir de ce que tu es en train de lire. Ça l’agace parce qu’il voit bien que tu fais quelque chose sans lui, que ça a l’air compliqué mais que finalement tu t’en sors, ça l’énerve, mais il ne se doute pas du pouvoir insidieux, persuasif, de ta lecture. Il minimise parce que ce qui le dérange le plus c’est que tu lui échappes, et là il ne voit même pas que tu lui échappes, puisque tu es là, à côté, que tu ne dis rien, ne bouges pas… Le chemin se fait sans qu’il s’en aperçoive…

-       Et quand il s’en aperçoit ?

-       C’est trop tard !

-       Mais tu fais comment, alors ?

-       Je m’organise ; je vais à la police, pendant une pause, le soir ça aurait été trop compliqué, il contrôlait mes horaires, mais dans la journée il ne pouvait pas toujours savoir où j’étais pendant les heures de travail ; je demande un formulaire pour porter plainte, je demande comment il faut faire. Le policier essaie de me faire parler, de me faire déposer ma plainte tout de suite, je lui dis que je dois réfléchir, que je reviendrai…

-       Et tu es revenue ?

-       Le soir j’ai sorti mon document, je l’ai posé sur la table du salon, là où il prend son apéro tous les soirs, et j’ai fait comme si de rien n’était, préparé le repas, tout en gardant un œil sur mon livre.

-       Mais ça ne suffit pas de poser un papier !

-       Il l’a regardé, m’a regardée, l’a soulevé et s’est mis à parler de son ton mielleux, je n’écoutais même plus ce qu’il disait, je connaissais par cœur, je n’avais plus besoin des mots. Je me taisais, il parlait plus fort, il s’est mis à hurler, je me taisais toujours, sans même le regarder, j’ai attendu qu’il finisse puis lui ai dit que j’étais allée à la police. Porter plainte pour harcèlement. Qu’il fallait que ça cesse, et que ça allait cesser. Qu’il allait partir ou que je partais, au choix.

-       Comme ça, d’un coup !

-       Oui, j’étais décidée, c’était allé trop loin. Il a continué à hurler, moi à rester calme, je l’ai laissé évacuer sa hargne, lui ai demandé de choisir, s’il voulait que je retire ma plainte ou que j’aille jusqu’au bout. À ce moment-là il a vraiment réalisé, il a blêmi, dans son boulot c’était la fin s’il avait ce type de plainte. Il a baissé d’un ton, m’a observée longuement de ce regard à la fois chien battu, possessif et langoureux. On venait de lui proposer une longue mission à l’étranger, il avait hésité à cause de moi, il allait accepter, cela nous permettrait de faire le point, et à son retour, je verrais différemment, il aurait fait des efforts, il changerait…

-       Et à son retour… ?

-       Il n’y a pas eu de retour. Je suis partie immédiatement, j’ai demandé une mutation, en faisant jurer à mon patron de ne rien dire. Il est parti. J’ai coupé les ponts. Je suis venue ici. Je me suis retrouvée, moi-même, sans béquilles. Enfin, je croyais…