Il s’est posté de l’autre côté de la rue. Appuyé avec une nonchalance étudiée contre une voiture, le visage nimbé de la fumée d’une cigarette qu’il tient délicatement entre le majeur et l’index, il observe l’immeuble d’en face.

Un bel immeuble, une construction cossue, XVIIIème ? XIXème siècle ? Il hésite… en tout cas, ça respire le luxe, l’opulence sans la vulgarité.

Classe. Tout ce que j’aime, se dit-il.

Il constate soudain qu’une légère effervescence vient animer  l’entrée de l’immeuble. La porte s’ouvre et se referme derrière des femmes et des hommes vêtus avec l’élégance simple et décontractée de ceux qui sont nés sans la hantise des fins de mois.

Paul contemple quelques minutes ce ballet des nantis puis il se redresse et jette d’une pichenette sa cigarette à moitié consumée dans le caniveau. Il lisse du plat de la main le revers de sa veste noire ; il l’a choisie légèrement cintrée avec un petit côté vintage qui sied à merveille sur son jean Hugo Boss. Un vrai « look de Bobo » comme dit, non sans une pointe d’ironie, son amie Virginie.

Un ultime coup d’œil sur ses boots Timberland. Important les chaussures.

Résonne encore dans sa mémoire une des recommandations de son père :  « tu sais, fiston on te juge aussi ( il insistait bien sur le « aussi ») sur la propreté de tes chaussures » .

Il a bien intégré le conseil, il s’est d’ailleurs autoproclamé « le roi du cirage de pompes ».

C’est avec un sourire aux lèvres qu’il traverse la rue et se présente à l’entrée de l’immeuble.

Il emboîte le pas à un couple et pendant que l’homme échange une accolade avec le portier et la femme une bise, il se glisse derrière eux et pénètre dans la cour.

D’énormes jardinières emplies d’arbustes et de plantes exotiques donnent au lieu un air de riad marocain. Paul savoure un instant ce dépaysement fugace et l’envie de s’allumer une cigarette le saisit. Mais constatant que personne ne s’adonne à cette funeste habitude, il estime inutile de se faire remarquer  et  il entre d’un air dégagé dans la salle du vernissage.

Il fait le tour, les tableaux accrochés ne l’inspirent guère, de grands à plats de couleurs violentes qui ne suscitent chez lui, aucune émotion. Il s’arrête cependant devant certains, il joue au connaisseur, derrière lui deux femmes commentent les oeuvres, il sent leurs parfums qui se mêlent à celui du champagne. Sans doute, tiennent-elles une coupe, ou plutôt une flûte s’il en juge par le serveur qui slalome entre les invités, un plateau tenu au-dessus de sa tête.

Il prête l’oreille quelques instants à ce papotage mondain.

-       Quelle puissance dans le trait et cette couleur qui explose comme une pastèque trop mure … Fabuleux, fa-bu-leux !

-       Oui, mais tu vois, ce que je trouve épatant dans sa nouvelle manière, c’est qu’il va chercher la matière au fond de son âme et qu’il la jette sur la toile, comme ça, plaf ! Tu sais ce que m’a raconté Armelle, il paraît que lorsqu’il est arrivé en France, il ne parlait même pas français. Tu te rends compte, un diamant brut, extrait du bled . Elle se met à rire . Ah, tiens le voilà… Mon cher Karim, comme d’habitude tout est parfait, l’accrochage, la lumière, le buffet. Tout. Tenez, je vous embrasse.

Buffet… Pour Paul, le mot résonne comme un déclic, il contourne habilement le petit groupe qui s’est agglutiné autour du peintre et en quelques pas, il atteint le buffet. Il a de la chance, non seulement il est toujours bien garni mais aussi il sort de chez son traiteur favori, André & Fils.

Il butine de petits fours en petits fours. Il a un faible pour les roulés au foie gras truffé, en revanche il fait peu de cas du caviar, une cuillérée sur un toast doré et cela suffit .Enfin… s’il réussit à le porter à sa bouche, car il sent qu’on lui tapote l’épaule. Il se retourne.

-       Oui ?…

-       Je suis l’organisateur de cette soirée qui est, comme vous le savez sans doute strictement privée, puis-je me permettre de vous demander votre invitation ?

Paul se hâte d’enfourner son toast au caviar et tout en se tapotant délicatement le coin de la bouche avec une serviette, il plonge une main dans la poche intérieure de sa veste, il en ressort un bristol bordé d’un liseré doré.

- Ce n’est pas notre invitation remarque l’homme sans même examiner le carton de près.

-       Comment cela ? On est bien le mercredi 20 avril ? Je lis : Gustave Van Lair  a le plaisir…

-       Ce n’est pas le vernissage de ce monsieur Van Lair que je n’ai pas l’honneur de connaître, c’est celui de Karim El Mahi.

Paul semble interloqué, il regarde l’assemblée, puis l’homme planté devant lui.

-       Je suis désolé, je ne connais pas le quartier, et puis j’ai oublié mon portable chez moi. Maintenant, on est perdu sans son portable, n‘est-ce pas ? Ou plutôt, je me suis perdu, je ne comprends pas, c’est trop bête, j’aurais dû m’en rendre compte tout de suite que je n’étais pas au bon endroit. Je suis confus. Je vais partir.

Et Paul, attrapant au passage une appétissante tartelette au beurre salé, se dirige vers la sortie.

Une fois dehors, il sort son téléphone de sa poche et se met à pianoter : « incruste moyennement réussie. me suis fait chopé. la loose. pas pu te rapporter plateau-repas, ferai mieux la prochaine fois ». Un smiley déconfit et clic ! dans quelques secondes Virginie saura qu’elle devra ce soir ce contenter d’une assiette de pâtes !…