-       Non - ça suffit !

-       Non ! Non et non ! Ce n’est plus possible.

-       Non, mais jusqu’où on va aller !

-       On a trop accepté de choses. On est passé de 35 heures à 37 puis à 39 et maintenant il faut faire 42 heures, toujours sans aucune augmentation de salaire !

-       Il y en a marre, ils contrôlent tout même le temps qu’on prend pour pisser.

-       De toutes les façons, c’est bien connu, ils nous pressent comme des citrons et après ils nous jetteront comme un kleenex.

-       On doit être soumis, corvéable à merci.

-       On n’est pas des machines ni des robots.

Ils sont tous là, rassemblés autour des tables de la cantine de l’usine, le visage grave, ils sont révoltés, exaspérés. Il y a longtemps que la grogne couvait et là elle explose. On leur demande de travailler trois heures de plus sans aucune compensation ! Certains, restent silencieux, inquiets, comme déprimés, sans grands espoirs, ils se sentent écrasés, impuissants.

Après cette expression bruyante de mécontentement, un brouhaha s’installe, par petits groupes chacun évoque les difficultés de la vie : tout augmente, les factures de gaz, d’électricité, le loyer, les impôts.

Bernard de sa voix forte, posée mobilise l’attention de tous. Grand, svelte, même dans son bleu de travail il apparaît élégant et distingué. Il se dégage de sa personne une autorité naturelle, il inspire confiance.

-       Nous sommes tous d’accord, il faut réagir, il nous faut rencontrer le patron.

Au tumulte de la révolte suit un silence pesant rompu par les bourrasques de vent qui rabattent des paquets de pluie sur les vitres embuées, renforçant l’atmosphère sinistre.

Il poursuit :

-       Il nous faut mettre en ordre nos revendications et nous irons ensemble les porter au patron. Il faut d’abord souligner les efforts que nous avons déjà consentis, demander à être consulté avant toute décision. Dire ce que nous trouvons inacceptable.

Progressivement le manifeste prend forme puis il se pose la question : qui veut aller rencontrer le patron ? Pour tous, c’est une évidence Bernard est le seul capable de les représenter et de faire face au directeur. Mais, il se récuse, il ne veut pas y aller seul. Le silence s’impose à nouveau.

-       Moi, je ne peux pas, devant lui je bégaie, je ne pourrais pas sortir un mot.

-       Moi, aussi, dès que je le croise je perds tous mes moyens

-       Moi, je ne pourrais pas garder mon calme, je suis trop violent, je serais capable de lui casser la figure.

-       Moi, j’ai une famille à nourrir, je ne voudrais pas perdre mon emploi.

Cette remarque soulève un tollé général.

Finalement, après  bien des hésitations, Jean, Lucien, André et François sont désignés et se résignent à accompagner Bernard.

Ensemble, ils longent le couloir sans dire un mot. Les voilà devant la porte du directeur qui de sa voix autoritaire les invite à rentrer. Bernard s’avance le premier suivi par ses quatre  compagnons. Derrière son dos, malgré l’épaisse moquette qui amortit les bruits, il les entend chuchoter, se bousculer et il se dit : c’est à qui se cachera derrière l’autre, mais, il ne se retourne pas soucieux de rester concentré. 

Le directeur est là, derrière son bureau imposant, avec son visage replet, sa bedaine qui déborde du fauteuil, son air hautain et méprisant. Il n’a pas bougé de son trône, il attend.  Bernard se pince les lèvres qui s’étirent dans une moue discrète et s’interdit de dire : gros plein de soupe tu veux encore qu’on se serre la ceinture. Conscient de sa responsabilité, il chasse cette pensée, sur ses épaules il porte le désarroi de tous ses collègues.  Il commence à lire, sa voix prend de plus en plus d’assurance, le ton devient ferme, impératif.

-       Nous voulons… Nous refusons… Nous exigeons… Nous n’admettrons plus….

Voilà, j’ai terminé, c’est maintenant le plus dur, il va nous falloir argumenter, tenir bon, c’est le moment de se serrer les coudes, se dit-il. Ensemble, ils ont, préparé leur intervention, ils se sont fixés des consignes strictes et ils se sont répartis les rôles. Lucien, de taille moyenne, plutôt rond, de caractère plutôt flegmatique, semble toujours avoir le temps, jamais aucune précipitation dans ses gestes. Il est surnommé le père tranquille. Il doit veiller à ce que chacun garde son calme et son sang froid. Il ne faut pas déraper, ne pas se laisser emporter, garder la tête sur les épaules et ne pas tomber dans la provocation. Il faut avant tout rester inflexible et déterminé. Il devra toucher l’épaule de celui qui pourrait hausser le ton et devenir violent.

Ils ont dû encourager, voire supplier André. La cinquantaine grisonnante, il a un charme qui plait aux femmes. Il aime séduire, il sait trouver les compliments flatteurs, alors revendiquer ce n’est pas son truc. Il a accepté simplement de rappeler, de souligner les efforts déjà consentis. Jean, grand, sportif, il n’a pas peur des combats. Il aime jouer des ses muscles, soulever, porter des charges lourdes est sa fierté. Mais, discuter, argumenter, ce n’est pas vraiment son habitude. Il devra affirmer, répéter ce qu’ils refusent, ce qu’ils exigent. Quant à François, il a vraiment tout fait pour ne pas participer à cette rencontre, ou plutôt à cette confrontation. Petit, espiègle, il aime rigoler, faire des farces, il a toujours une bonne histoire pour régaler la galerie. Tout le monde l’aime bien, c’est le pitre. Il ne s’image pas un instant pouvoir prendre la parole sérieusement devant son patron. Aussi il a été décidé qu’il devrait observer, mémoriser pour pouvoir relater à l’ensemble des ouvriers comment se sont déroulés la rencontre et les échanges. Là, ils attendent que le patron prenne la parole.

Sans se redresser, le directeur pose ses mains grassouillettes sur le bureau.

-       Bernard tu es un type bien, honnête, intelligent, compétent, courageux. Tu sais qu’en janvier je vais ouvrir un nouvel atelier de fabrication pour diversifier notre production. Justement, je voulais te nommer responsable de cet atelier, bien entendu le salaire sera en conséquence. 

Bernard sursaute, ouvre de grands yeux.

-       Monsieur le Directeur, je ne suis pas venu là pour avoir une promotion, nous sommes cinq, ici, venus parler au nom de tous nos collègues.

-       Cinq ! Ah ! Oui, vous êtes cinq ? C’est ce que tu croies. Regarde derrière toi. Effectivement, tes copains t’ont suivi mais ils ne sont pas restés longtemps.