La barrière s’ouvre, tout va bien. Bizarre, cette barrière. Je ne l’avais pas vue avant. Une végétation touffue, en pleine ville ou presque, avait monopolisé mon attention. Les paroles de Mme Bardouin résonnent dans mes oreilles, elles m’entrainent dans ces fourrés, ces ronces, cette mousse qu’elle connait sur le bout des doigts. Les cabanes ne sont pas venues là toutes seules. Je dois bien me rendre à l’évidence, il y a une vie là-dedans, qui s’organise, des gens qui entrent et sortent, la barrière, c’est inattendu, mais finalement, ils ont bien besoin, et raison, de marquer leur territoire. Une entrée, le moyen de signaler qu’au-delà c’est chez eux, en quelque sorte, ce n’est pas le pavillon de banlieue, mais pas non plus la jungle. Il y a des limites, le moyen de poser des règles. Mon interlocuteur m’ouvre la barrière, m’invite à entrer dans son monde, leur monde, c’est trop d’honneur, même s’il me dit que ce n’est pas un endroit pour moi. Ma voisine est-elle seulement venue fouiner, a-t-elle aussi été invitée ?

 

-       Merci… Je ne voulais pas vous déranger… Je me promène…

-       Tiens, tiens, c’est pourtant rare, les gens qui viennent se promener par ici… une femme, en plus… mais, puisque vous êtes là, je préfère vous faire entrer… ici on n’aime pas beaucoup les gens qui viennent fourrer leur nez un peu partout… et comme ça je vais peut-être trouver d’où on se connait…

 

Enfoncée dans un fauteuil mou dont l’heure de gloire semble lointaine, j’ai dans la main un gobelet de tisane qui tarde à refroidir pour être buvable, il me réchauffe les doigts, pas si mal, déjà. Mon hôte est assis sur le bord d’un tabouret à trois pieds. Il m’observe, taciturne. Sûr qu’il me fait penser à quelqu’un, mais à qui ? D’où on se connaitrait ? Je ne lui pose pas la question qui me brule les lèvres, connait-il Sacha… Si tant est que ce soit son vrai nom… Je me suis nommée, Julie, lui Pierre, pas original, mais il me fait balayer les hypothèses d’un repaire de migrants. J’ai lu sur les communautés de hippies dans les années soixante-dix, à la campagne, l’espoir de refaire le monde dans le retour à la terre. Ici, je ne sais pas s’ils veulent refaire le monde, mais c’est la ville qu’ils ramènent à la terre. Bizarre. Une zone d’habitat pseudo rural, alternatif, je ne sais pas comment ils l’appellent. Jamais je n’aurais imaginé voir ça à deux pas de chez moi. On voit ce qu’on veut, ou ce qu’on peut.

 

Le silence pèse. Je ne suis déjà pas très bavarde habituellement. Mais là, rien ne vient. Cet univers me paralyse, des airs de campement nomade qui ne renoncerait pas à quelques facilités de la vie moderne, récup à tous les étages, jamais je n’avais imaginé que tout ce que je mets au rebut, de la vaisselle dépareillée aux conserves un peu hors date limite, trouve une seconde vie si près de chez moi. Le toit en planches et toiles a l’air presque étanche, il y a bien quelques gouttières, mais l’averse de tout à l’heure était quand même particulièrement violente. La toile cirée fixée sur un cadre de bois qui tient lieu de porte claque sur une silhouette, un visage se glisse dans l’entrebâillement :

-       Tu l’as vu, aujourd’hui ?

Un grognement de mon vis-à-vis qui semble dire non. Ou qui ne veut rien dire en ma présence. Ou la signaler, ma présence.

-       Ah, tu as de la visite…

Re-grognement. Le nouveau venu se pose sur un tabouret vert pomme.

-       Julie… Égarée dans nos marécages, débarquée sans savoir où…

-       Bonjour Julie, moi c’est Jean, bienvenue parmi les alternatifs…

Ma main se tend machinalement, aucun son ne sort de ma gorge, une gamine qui apprendrait en même temps que le père noël, c’est les parents, et la petite souris du pipeau. Mon visage hésite entre rougir et pâlir, finalement c’est le froid qui gagne, mes doigts serrent le gobelet à la recherche d’un peu de chaleur à lui communiquer. Même marmonner m’est impossible.

-       Pas vu… ça se corse… dans quel plan il est allé se fourrer…

-       Avec les autres qui rôdent… il va finir par se faire avoir…

-       Encore heureux qu’il a viré ses affaires, un danger de moins…

-       Tu crois que sa planque est sure ?

-       C’est ce qu’il dit, il y croit.

-       Il te reste de la tisane ?

Le dénommé Jean vide le fond dans un gobelet ébréché et le boit d’un trait, la casserole aura refroidi. Mon silence leur fait oublier ma présence. Je m’y enfonce, prête à capter toutes supputations annexes sur cette planque que je n’ai pas de mal à localiser. Plan, danger, les autres qui rôdent, dans quoi est allée me fourrer ma compassion ? Prendre ma petite part de la misère du monde, aider une connaissance dans l’embarras, soit… De quoi me donner bonne conscience. Je sais bien que le sort de millier d’êtres humains en perdition dans des migrations aléatoires ne peut se résoudre sans l’aide de tous, la mienne, donc. Mais de là à tomber dans le panneau, à me laisser flouer par un joli cœur qui traficote je ne sais quoi…

-       Bon, j’espère qu’il va rappliquer fissa, qu’il nous dise où ça en est, ou c’est tout notre système qui…

-       Oh, Julie… Julie… Zut, on l’avait oubliée, t’as vu comme elle est blanche, elle nous ferait pas un malaise…

-       Grave, là… On sait pas qui c’est… T’imagines les embrouilles…

-       On sait pas qui c’est… Je croyais que tu la connaissais… T’imagines, on a parlé comme si elle était pas là, elle a tout entendu, pour sûr…

-       Oui, mais qu’est-ce qu’on a dit ? Y a pas mort d’homme !

-       Pour l’instant non.

 

La tête comme une courge en état de ramollissement avancé, j’écarquille les paupières sans être bien sure que mes yeux s’ouvrent pour autant. Les mots ne viennent toujours pas, mais l’effort fourni dans le haut de mon visage le réchauffe un peu et lui accorde quelques couleurs que scrutent mes observateurs. Les voilà apparemment rassurés, je ne vais pas passer l’arme à gauche, des pas se rapprochent, des bottes de caoutchouc ou de lourdes chaussures de chantier, pas les baskets ou les semelles souples de quelqu’un qui voudrait passer inaperçu.

 

-       Ah, vous voilà, et tous les deux… J’ai essayé de vous sonner, mais rien… Pas alternatifs pour rien… le jour où vous décrocherez je penserai immédiatement au pire ! Quant à appeler…

-       C’est toi ? Quand on parle du loup… D’ailleurs, en parlant du pire…

Je me pelotonne encore plus profond dans le fauteuil où j’ai failli m’évanouir. Mais trop tard. Jean, puis Pierre, regarde dans ma direction. Rien à faire pour échapper à sa vue. Il s’avance, se penche, sa longue mèche noire plonge en avant, il blêmit, son souffle s’accélère.

-       Mais, mais… qu’est-ce que tu fais là ? Julie… Ma chère amie, je n’y crois pas… Comment es-tu venue ici ?

-       Vous vous connaissez ?

Jean et Pierre me dévisagent. Et semblent réfléchir, très vite. Pas assez vite, pourtant. Mes cordes vocales retrouvent leur motricité. Mon dos se redresse, légèrement.

-       Par hasard, par hasard. Je me promenais. Ma voisine m’avait parlé de cette friche. Ton ami m’a gentiment offert d’entrer… Je ne savais pas te trouver là, ni que c’étaient tes amis. Depuis notre dernière rencontre…

-       Pas de nouvelles, je sais… Tu dois m’en vouloir… Mais tout cela est fini, désormais…

-       C’est ce que tu dis à chaque fois, que je ne dois pas m’inquiéter…

-       Non, cette fois, c’est différent, c’est fini, je vais pouvoir venir te débarrasser.

 

Oubliés de nos échanges, les deux copains fusillent le héros du jour du regard. Jean s’est levé pour se poster au coin de la cahutte, dominant d’une dizaine de centimètres un Sacha que j’avais toujours trouvé plutôt grand. Pierre va chercher une pomme, se met à la croquer :

-       Qu’est-ce qui est fini ? Tu peux nous rancarder ?

-       Ça y est, j’ai gagné, sur tous les plans. Permis de travail et de résidence. Je peux récupérer mon boulot, mon logement. Ça s’arrose !

-       Donc nous, c’est fini, la friche, les alternatifs, maintenant que t’as plus besoin…

-       Comment ? je n’aurais plus besoin… détrompez-vous, les amis. Mon cas était facile, une antériorité qui m’assurait pratiquement de gagner sans trop de difficultés. Mais il y en a tant d’autres qui ont besoin de petits coins comme celui-ci pour disparaitre un peu, se refaire. Et vous, les gars, vous êtes irremplaçables dans ce rôle. Pas vrai, Julie, même elle, vous êtes capables de la recevoir comme si tout était naturel, et de lui redonner des couleurs !

 

Un nouveau baiser comme happy end ? Peut-être… Ou plus si…