Une fenêtre s’ouvre. Tout va bien. Elle s’ouvre enfin sur les ténèbres dans lesquels je cheminais depuis tant de mois. Cette nuit, que je redoutais tant, première nuit de retrouvailles, en solitaire, avec notre refuge de l’île de Batz est, paradoxalement, la plus paisible que j’ai passée depuis bientôt deux ans.

Aucune sonnerie imaginaire de téléphone m’annonçant la catastrophe « Ici le centre national de vol à voile de St Auban…Madame Spingler ? Votre mari Julien… héliporté au CHU de Lyon… ». Le ronronnement obsédant du respirateur ne s’est pas fait entendre. Derrière mes paupières closes, les tracés lumineux des électros se sont enfin éteints.

Je suis arrivée de Roscoff hier, en fin d’après-midi. A l’heure que nous choisissions le plus souvent en automne. Celle où le vent s’apaise, où le soleil déclinant fait scintiller l’océan de mille pépites et dore la façade de la maisonnette endormie.

Rarement je m’étais embarquée seule pour cette brève traversée en sachant que l’homme de ma vie ne serait pas à l’embarcadère pour m’accueillir, ni ne viendrait me rejoindre à l’issue de l’un de ses reportages en terre lointaine. Je contactai donc notre taxi habituel qui, tout en me conduisant, se chargea de m’énumérer tous les potins de l’île et me demanda des nouvelles de Julien :

« Il m’a fait bien pitié à Pâques, lui qui était si sportif… » Je parvins à éluder ses questions et il me déposa, visiblement très frustré, devant la maison.

Le tintement de la clochette suspendue au portillon me serra le cœur. Je pensai aussitôt : « Elle ne retentira jamais plus pour m’annoncer l’arrivée de Julien ». Avant d’ouvrir la porte, je posai mon bagage sur le seuil et fis le tour de mon petit jardin de curé. J’enfouis longuement mon visage au sein du buisson de roses anciennes. M’adossai au figuier qui me promettait encore quelques savoureuses dégustations et, rassemblant mon courage, je m’emparai enfin de la clé.

La chaude odeur de miel que j’aimais tant m’accueillit. Une fine poussière dorée dansait comme des centaines de petites étoiles dans les derniers rayons de soleil filtrant à travers les persiennes. Je me hâtai d’ouvrir en grand les fenêtres pour accueillir l’air du large mêlé au parfum des fleurs.

Sans plus attendre, j’enfilai un bermuda, m’emparai de mes tongs et filai vers la plage toute proche. Face à moi, la mer se prélassait sur le sable, laissant un léger liseré mousseux que je chatouillai rêveusement des orteils.

En automne, c’était l’heure où nous aimions marcher le long de la mer. L’heure où Julien me contait les péripéties de sa dernière expédition. Tout bardé d’appareils photos, aux côtés de scientifiques. L’heure aussi où je lui confiais le thème de mes prochains articles pour des revues littéraires. Le moment qu’il choisissait entre tous pour tenter de me persuader de me mettre enfin à l’écriture de mon roman. Ou plutôt de celui que je rêve toujours d’entreprendre.

Ces souvenirs d’un bonheur paisible que je tentais d’égrener, étaient assombris par ceux de nos dernières promenades. Sur cette même plage, au cours des vacances de printemps. Julien n’était sorti du centre de rééducation que depuis trois semaines lorsque j’entrepris de le convaincre. De le persuader que sa convalescence se poursuivrait dans de meilleures conditions sur notre île-refuge que sur nos trottoirs parisiens. Je pris donc un long congé afin de l’accompagner et de le soutenir.

Ma proposition se révéla aussitôt désastreuse. La fin de chaque journée se soldait par un bilan affligeant. Celui de tout ce à quoi il devait désormais renoncer. Momentanément ou, pire, définitivement. Quelle amertume pour lui de ne plus pouvoir manœuvrer seul son dériveur et de partir en baie de Morlaix ! De se résoudre à mettre en vente son inséparable Lechner. Cette planche si instable mais si performante. Quelle souffrance de renoncer aux balades à pied dans l’Estran !

Les simples sorties sur la plage ensoleillée devinrent une torture pour chacun d’entre nous. Il n’acceptait pas un instant la vision de son ombre sur le sable.

« Tu es fière de marcher aux côtés de ton pingouin ? Ah ! C’est l’heure de sortir ton handicapé ? »

Mes dénégations, mes encouragements l’énervaient au plus haut point puis, très vite, il refusa de quitter la maison. De sortir dans le jardin, et même de contempler la mer depuis la terrasse. Il s’extrayait du plus profond mutisme pour tomber dans une agressivité bien éloignée de son habituelle nature. Ne jetait pas un regard sur les piles de journaux et de revues livrées chaque matin par le facteur. Aucun livre n’avait plus grâce à ses yeux.

Lové au creux de ses mains, seul son Iphone paraissait désormais digne de son intérêt. Il guettait avec avidité l’arrivée de nouveaux mails et y répondait aussitôt fébrilement alors qu’il évinçait ses vieux amis venus lui rendre visite.

 Je mis un certain temps à réaliser que ses interminables conversations téléphoniques s’interrompaient ou devenaient fort évasives lorsque j’entrais inopinément dans la pièce. Un certain temps à comprendre cet air penaud d’enfant pris en faute. Un certain temps, enfin, à me poser la bonne question et à anticiper la bonne réponse : Julien aimait une autre femme et n’osait me l’avouer.

A l’issue de cette douloureuse quinzaine, lorsque nous fermâmes la porte de notre logis, Julien me tendit la clé : « Garde cette maison pour toi, Léa, moi je ne reviendrai plus ici. » J’eus envie de lui rétorquer : « Moi, non plus ! Plus jamais ! » Mais ma gorge nouée se refusa à proférer le moindre son.

Une heure plus tard, notre navette accostait sur le quai de Roscoff. À l’emplacement réservé aux handicapés, une jeune femme attendait. Appuyée sur le capot de son Scénic, elle fit quelques pas vers nous à l’aide de ses deux béquilles et m’adressa un petit sourire gêné. Je déposai le sac de Julien dans le coffre et m’éloignai aussitôt incapable de maîtriser davantage ma douleur.

Quelques mois passèrent. J’étais dans le plus total déni. Je tentais de me persuader que Julien me reviendrait. Que cet éloignement n’était que passager. Je ne pouvais admettre qu’une autre femme, sous prétexte qu’elle était affligée d’un handicap, pouvait me supplanter définitivement dans le cœur de Julien. Qu’il était impossible qu’il fasse table rase de plusieurs années de vie partagée en complète harmonie.

 Certes, je comprenais l’intense sentiment de solidarité qui soudait tous ces résidents du centre de rééducation de Kerpape. C’est dans ce lien qu’ils puisaient au long des jours, au long des mois, leurs forces pour affronter la douleur et lutter à la reconquête d’une autonomie. Je me remémorais avec quelle amertume, Julien soupirait : « Au centre, on n’a pas besoin des mots pour se comprendre » ou encore : « Au centre, on ne redoute pas le regard de l’autre. »

Néanmoins, j’avais la certitude qu’il allait me revenir, me demander de lui pardonner et que tout allait recommencer comme avant. Cette illusion vola en éclats fin septembre lorsqu’il m’informa avoir engagé une procédure de divorce en vue de son remariage avec Soline. Cette Soline dont le handicap était parvenu à triompher de ma belle santé. Je crus alors sombrer : les articles que j’écrivais étaient d’une platitude déconcertante et tous les livres soumis aux feux de ma critique me laissaient totalement indifférente.

C’est dans cet état d’esprit qu’hier matin, je pris la route pour Roscoff afin de mettre en vente notre maison de Batz à laquelle il renonçait totalement à mon profit. Plus je m’approchais du terme de mon voyage, plus mon angoisse augmentait.  Je ne m’imaginais pas franchir seule le portail puis la porte d’entrée. Je ne m’imaginais pas réussir à trouver le sommeil dans cette maison où tout me rappelait Julien.

Curieusement lorsque le taxi me déposa, en dépit de ma profonde tristesse, ma panique s’apaisa brutalement. Je pus entrer, faire face aux objets familiers et au fil des heures, je sentis mes tensions diminuer. Harassée, je m’allongeai, face à la fenêtre et aux volets ouverts, bercée par le rythme des vagues, je m’endormis profondément.

Ce matin, bien reposée, face à la fenêtre grande ouverte, je regarde enfin ma situation avec lucidité : désormais je suis seule, certes, mais libre d’organiser tout mon temps, à ma guise, dans un cadre tout à fait propice à l’écriture.

Avant même de faire chauffer l’eau pour mon thé matinal, j’ouvre mon ordinateur et écris le titre de mon premier roman :

Tout va bien