Le temps est frais pour cette fin septembre. Depuis ce matin, il pleut. Le vent tourmente les palmiers. Il secoue les yachts amarrés le long du quai.  Je déteste ce lugubre concert de câbles métalliques. Les bourrasques chassent un à un les clients des terrasses. C’est un soir où je ne ferai pas recette.

Tout en empilant les chaises et les fauteuils désertés, je ne peux m’empêcher de surveiller du coin de l’œil le pont du « Conquérant ». C’est un bateau imposant, battant pavillon maltais. Il vient régulièrement mouiller dans ce port. Son propriétaire est un vieil émir. Un petit roi du pétrole ou peut-être du gaz naturel. Il vient passer régulièrement quelques jours ici. Il délaisse son yacht pour s’installer dans l’un de ses luxueux appartements. Il faut dire qu’il possède la plupart des somptueux hôtels de Marbella.

À l’heure de son retour à bord, son équipage, d’environ une quinzaine d’hommes, l’attend. Tous figés au pied de la passerelle. Leur silence est impressionnant. Tout comme leur uniforme. D’un blanc étincelant. Lui, arrive, drapé dans sa djellaba immaculée, la tête ceinte de son turban sans jamais leur accorder un regard. Pour moi qui passe mon temps à essuyer les tables, les verres, je trouve cela très digne. Enfin… très classe.

Depuis quelques mois, j’ai remarqué que son visage s’émaciait. Se creusait. Qu’il peinait à garder son port altier. J’ai tout de suite eu des doutes sur sa santé. Et, il y a dix jours : patatras ! La nouvelle de son subit transfert, à l’hôpital de Madrid s’est répandue ! Un avion spécial pour lui ! Depuis lors, le bateau attend son retour. Les marins, désœuvrés, s’égayent parfois sur le quai pour fumer leur cigarette mais ils sont fiers. Ils ne fréquentent ni nos bars, ni nos restaurants.

Habituellement, chaque soir, le plus jeune d’entre eux descend du yacht. Un peu avant minuit. Au moment où je dessers mes dernières tables. Il est précédé d’un chien magnifique. Un lévrier du pharaon parait-il. Il le conduit sur la plage afin de le faire courir. C’est beau à voir.

Mais depuis l’hospitalisation de l’émir, tout a changé. C’est une jeune femme, de type nordique qui se charge de la promenade du chien. Une bien belle femme ! Grande. Élancée. Aux cheveux blonds cendrés. Dommage qu’elle tente de les dissimuler sous un foulard noir. Je l’avais parfois aperçue sur le pont mais jamais à terre.

Le bruit court dans nos cuisines, où tous la surnomment « la belle suédoise », qu’elle a quitté le palace de Monaco où elle exerçait ses talents de masseuse. Enfin de masseuse-kinési. Du sérieux bien sûr, exclusivement au profit d’une clientèle de milliardaires. Elle a renoncé à la principauté pour se mettre au service de l’émir. On dit qu’elle aurait su se rendre indispensable auprès de lui. Le vieillard souffrirait d’insupportables douleurs cervico-brachiales et seules les mains expertes de la jeune femme permettraient de le soulager.

            Ce soir, je me surprends à fignoler le nettoyage des tables en dépit des rafales afin de l’attendre. Il est vrai qu’elle m’intrigue. Il y a trois jours, alors que je me rendais aux poubelles, je l’ai surprise en grande conversation, en anglais, avec un migrant. L’un de ces pauvres diables qui hantent nos quais et fouillent nos détritus en dépit de l’acharnement de nos policiers. Je l’ai entendue lui dire : « Europe is not a new Eldorado ! » Puis ils sont partis vers la plage.

Curieuse comme je suis, je n’ai pu m’empêcher de les suivre. Ils sont allés s’asseoir à l’abri du parapet. Là où le jeune africain passe ses nuits, comme beaucoup d’autres, à l’abri d’une bâche en plastique. Ils ont longuement discuté tandis que le chien divaguait. Hier, elle est apparue beaucoup plus tard, un sac plastique à la main : de la nourriture, des couvertures, je suppose. Je pense que si son émir apprenait cela…Mais « quand le chat n’est pas là, les souris dansent ! » comme disait ma mère.

La voilà ! Ah ! Ce soir, elle est seule, le chien ne l’a pas suivie. Mais elle porte un petit sac de voyage à la main. Un Vuitton, bien sûr ! Elle semble se diriger droit sur moi. Je la trouve très émue et plus jolie encore que je ne le pensais. Elle s’adresse à moi. En espagnol. Avec un accent a-dora-ble !

 « A la fin de votre service, je voudrais vous parler ! » Devant mon étonnement, elle insiste « C’est très important et …confidentiel. Je reviens dans une petite heure. » Et puis…pfft ! Elle disparait sous la pluie.

A présent, assise au fond de la salle désertée, je l’écoute. Je l’écoute encore et encore. Il est vrai qu’en tant que femme et que mère, je ne peux qu’être bouleversée à l’écoute de son récit. Bouleversée et fière qu’elle me demande de l’aide, à moi. La petite serveuse dont personne ne fait jamais cas.

Alors j’ai accepté. Accepté de l’héberger pour une nuit, elle, et son migrant. Enfin, je dis « son », c’est juste quelqu’un qu’elle a pris en pitié en quelque sorte. Quelqu’un qu’elle veut « aider à atteindre son Eldorado ». Jamais jusqu’ici, on ne m’avait parlé de cette façon. Parlé du terrible parcours de ces hommes. De tous ces hommes qui fuient le pays qu’ils aiment pour échapper aux tueries. A la famine. De ces malheureux, démunis de tout, qui sont exploités, affamés, battus, violés, trahis, repoussés, pourchassés.

De ses yeux, m’a-t-elle dit, depuis le pont du « Conquérant », elle a assisté à la fin d’une tentative de sauvetage au large de Lampedusa. À la jumelle, durant un instant seulement, juste avant que l’émir ne la contraigne à rejoindre sa cabine, elle a vu tous ces bras qui se tendaient, ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se débattaient avant d’être happés par la mer. Puis elle les a entendus, entendus, entendus et chaque nuit dans ses rêves, elle les entend encore.

« Alors, me dit-elle, il y a trois jours, lorsqu’Assan m’a raconté comment il s’était fait escroquer de son pécule avant de prendre le bateau, puis son chemin de croix à travers le désert, pour parvenir de l’Erythrée  à Ceuta. Quand j’ai vu son dos zébré de coups de fouets. Quand j’ai vu ses bras, ses jambes couverts de bleus. Ses incisives cassées par les coups de matraque des policiers alors qu’il tentait de franchir les barrières de barbelés… Ma décision de l’aider a été prise. Ne rien faire, c’est être complice. C’est être lâche. Infiniment lâche.

Je vous demande juste le gîte pour une nuit. Assan se fera tout petit. Ne vous inquiétez pas, il a l’habitude de dormir par terre. Mais il lui faut pouvoir se laver. Se raser. Se changer. Afin de passer inaperçu. Demain, à la première heure, je louerai une voiture. Nous partirons. Je le conduirai chez moi. Mon pays est accueillant aux migrants. J’espère que la Suède sera son Eldorado. »

Et voilà ! Ils sont partis ! Que Dieu leur vienne en aide ! À ma petite place, j’ai fait ce que j’ai pu et je suis heureuse de l’avoir fait.

 Maintenant, il est l’heure de descendre préparer mes tables et mes chaises. Le soleil est revenu sur la terrasse. Les clients ne vont pas tarder.

A bord du « Conquérant », jusqu’ici, tout semble calme. Affaire à suivre quand ils vont découvrir l’absence de la « Belle Suédoise » …