Il pleut. J’avais prévu d’aller marcher un peu en fin d’après-midi. Pendant que j’étais au bureau, le temps s’était remis, la progression du soleil me laissait espérer une de ces longues promenades au rythme soutenu qui me font tant de bien. Puis, à cinq heures, la pluie s’est abattue, un de ces rideaux aqueux sans fin qui fait passer toute giboulée de mars pour une débutante. Rien d’autre à faire que de m’installer devant un thé chaud et des biscuits, au grand mépris de la légère dépense calorique sur laquelle j’avais pu miser. Je me rattraperai demain. Peut-être.

 

-       Madame Bardouin, qu’est-ce qui vous amène ? Entrez donc…

Une visite impromptue de ma voisine est assez rare pour que je m’en alerte. La situation doit être grave. Elle a dû guetter mon arrivée.

-       Non, je n’entre pas, je voulais juste vous dire…

-       Comment, Madame Bardouin, vous n’entreriez pas, vous allez me vexer, je viens de faire du thé, vous allez bien m’accompagner, avec ce temps…

-       Oh, vous l’avez dit, on se croirait à la toussaint… Vous croyez ? Je ne voudrais pas vous déranger, après votre journée de travail, vous devez avoir besoin de souffler…

-       Bon, pas de manières, entrez donc.

 

Pour quelqu’un qui ne voulait pas entrer, cela fait un quart d’heure qu’elle parle, et qu’elle bouge. Assise sur le bord d’une chaise, elle se lève pour aller voir à la fenêtre, la pluie, mais pas seulement, son débit ralentit, puis reprend de plus belle quand elle se rassoit, plonge ses lèvres quelques instants dans sa tasse de thé, croque un biscuit, puis reprend… Je serais bien incapable de donner le détail de ce qu’elle raconte, je retiens une bribe par ci par là, les problèmes de voisinage, ceux qui font du bruit dans l’escalier, ceux qui stagnent sur le banc devant la porte en riant et criant, pas comme ce monsieur si gentil qui vient en début d’après-midi, le camion des éboueurs après lequel elle est toujours obligée de courir pour sortir sa poubelle depuis qu’ils ont changé les horaires…

 

-       Et votre ami, Sacha, je crois… qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

 

Pourquoi cette question ? S’aperçoit-elle tout à coup que je suis là ? Elle s’est interrompue. La pluie aussi d’ailleurs. C’est une vraie question. Pas un de ces subterfuges pour relancer le pseudo dialogue qu’elle m’inflige depuis un quart d’heure. Elle attend vraiment une réponse. Moi qui suis toujours en train de me poser des questions sur des sujets futiles, me voici cueillie par l’une de celles auxquelles sa péroraison ne m’avait pas préparée. Ou peut-être n’était-ce qu’une mise en bouche pour le sujet essentiel qui l’a fait monter l’escalier qui nous sépare. Sacha. Sur lequel je l’ai déjà questionnée, j’ai préparé le terrain. Mais quand même. Son silence, plus encore que sa question, me vrille le dos. De fines gouttes de sueur perlent sur le bas de ma colonne. Malgré la fraicheur humide.

 

-       Oui ? C’est bien Sacha que vous m’avez dit ? Oh, ça n’a pas beaucoup d’importance qu’il s’appelle Sacha ou autrement. C’est juste parce que vous avez l’air de le connaitre. J’étais surprise.

-       Surprise de quoi, Madame Bardouin ? Il est venu deux fois chez moi, vous avez dû le voir passer.

-       Seulement deux fois ?

-       Oui, mais je le connaissais avant. Je l’ai retrouvé par hasard dans le quartier.

-       Ah, je comprends mieux. Vous le connaissiez d’ailleurs.

-       D’ailleurs ?

-       Oh, vous savez, à mon âge, on ne travaille pas, on traine plus dans le quartier, on voit les gens, aller, venir…

-       Et cela fait longtemps que vous le voyez aller et venir dans le quartier ?

-       Un certain temps, mais je n’avais pas fait le rapprochement au début. C’est que je ne l’avais jamais vu aussi bien mis que quand il est venu vous rendre visite. Comme si ce n’était pas le même. Je n’ai pas compris tout de suite. Il m’a fallu du temps.

-       Et vous le voyez où, d’habitude, dans le quartier ?

-       Oh, dans la friche, là-bas, ce qu’ils appellent la friche, une zone plutôt désertée, il n’y a plus grand monde qui y va.

-       Et vous, qu’est-ce qui vous y faites, Madame Bardouin, à votre âge, à quoi ça ressemble de prendre des risques ?

-       Des risques, des risques… Ma petite, vous voyez, c’est mon quartier, j’ai toujours vécu là, je connais chaque recoin, chaque impasse, les arbres, les coins d’herbe. Ce ne sont pas quelques malappris venus on ne sait d’où qui vont me déloger et m’empêcher de me promener. Et puis, je n’ai jamais rien vu de bien grave, il y a plus de peurs que de réalité dans ce qui se raconte.

-       Et vous rencontrez Sacha dans ce que vous appelez la friche ?

-       Ça m’arrive… Mais je n’en sais pas plus, je ne voudrais pas que vous vous mettiez martel en tête, je voulais seulement savoir si vous aviez des informations, j’essaie de comprendre ce qui se passe là-bas, c’est tout…

-       Une nouvelle Miss Marple ?

-       Vous me faites trop d’honneur… Bon, il faut que j’y aille… Vous avez vu qu’il ne pleut plus. Une éclaircie. Le soleil pointe son nez. Je vais pouvoir reprendre mes marches quotidiennes.

-       Et vos investigations ? Faites attention quand même. Je ne voudrais pas avoir un accident sur la conscience.

 

La pluie a cessé. Les insinuations de ma voisine me laissent dubitative. Que voulait-elle me dire, vraiment, avec son verbiage dont Sacha semblait le seul mobile ? J’ai à peine digéré le silence qui a suivi sa dernière visite. Silence banal. Mais cette visite, elle, n’était pas banale. L’aisance avec laquelle il m’a fait tomber dans ses bras... Je me croyais plus de retenue. Un baiser dont je frissonne encore. Pour ensuite disparaitre, une fois de plus. Enveloppée dans mon imperméable à capuche, j’accélère le pas. Rattraper le temps perdu. La pluie et ma voisine ont bon dos. Le manque me guette, si je n’ai pas ma dose de marche avant la tombée de la nuit. Je connais nettement moins bien les environs que Mme Bardouin, je suis récente dans le quartier, et j’ai plutôt tendance à aller vers le parc. Qu’est-ce qui me prend ce soir d’aller à l’opposé ? Deux rayons de soleil qui pointent à l’ouest, l’espoir d’une accalmie dans le déluge qui nous accable, les prémices d’un eldorado où je me contenterais de vivre passablement, loin des tyrannies anciennes et modernes…

 

-       On se connait ?

 

Je relève la tête, l’impression d’être observée, d’avoir raté le début de la scène, réveillée par ces derniers mots d’un inconnu. Ce n’étaient peut-être pas ses premiers. Mon front est accroché à des ronces, ma nuque me fait mal, elle a dû cogner contre du lourd. Il ferait mieux de me demander si j’ai perdu connaissance, ou de me le dire, s’il m’a vu tomber. On ne dirait pas, que je sois tombée. Il me fixe, goguenard. Grand, maigre, parka bleu marine délavée, pantalon de velours sombre, plutôt vert, un bonnet gris sur la tête. Quarante ans, cinquante ans ? Son âge a dû se dissoudre dans une vie à la marge. Cette friche, dont m’avait parlé ma voisine, il a fallu que je m’y aventure. Pas vu grand-chose pour l’instant. J’essaie de regarder un peu plus loin, de m’extirper de mes ronces, après le front ce sont mes mains, une goutte de sang perle, espérons que je ne me suis pas trop amochée. Étonnant de voir, en pleine ville, des fourrés aussi épais. J’imaginais quelques arbustes, des arbres sous lesquels les promeneurs viennent chercher l’ombre en été. J’en étais loin. Une végétation touffue s’étale, au loin, une haie qui s’épaissit, des végétaux dont je ne connais pas le nom, il faudra que je revienne avec un botaniste. Derrière, cachées par les ronciers, des abris en planches, des toiles tendues. Comme des tentes, pas des Trigano, plutôt genre ZAD.

 

-       On se connait ? C’est pas un endroit pour vous, ma p’tite dame…

-       On se connait… je crois pas… j’suis jamais venue par ici…

-       J’vous l’dis, ma p’tite dame, c’est pas un endroit pour vous… C’est pas l’Eldorado, ici…

-      

-       Mais je vous ai déjà vue, je suis sûr… Où, ça c’est une autre affaire…