François Bréhin-Delsol arrivait toujours quelques minutes en avance, à 7h55 pour être précis, tous les jours de la semaine, sauf les mardis car ces jours-là, Monsieur Salvignat, le chef de bureau était déjà arrivé. Monsieur Salvignat tenait à recevoir en mains propres les plis du ministère, ce qui lui permettait de dire avec toute l’autorité que lui conférait sa fonction : Monsieur le Ministre m’informe que etc…etc…

Aussi bien, le mardi, dès 7h50, François Bréhin-Delsol montait vivement les trois étages qui le menaient à son petit bureau, il lui arrivait parfois d’entendre la porte du bas se refermer, signe que son chef n’allait pas tarder à recevoir les précieuses missives, il poussait alors discrètement la porte – la discrétion, une qualité qu’il avait apprise quand il était entré comme surnuméraire au Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux arts, et qu’il avait peaufinée tout au long des années, il s’arrêtait sur le seuil et après avoir déposé sa redingote sur la patère il jetait un regard sur le bureau, à gauche la pile de dossiers à traiter, à droite celle qu’il allait devoir descendre et soumettre à la signature de Monsieur Salvignat, devant les documents, bien alignés, crayons et porte-plumes ; il vérifiait l’un d’eux, le reposait à sa place et avec un demi sourire satisfait, il se dirigeait vers le placard non sans avoir au passage effacé du plat de la main quelques grains de poussière qui s’étaient déposés sur le bureau, il récupérait alors sur l’étagère du haut ses manchettes de lustrine soigneusement repliées et il les enfilait.

La journée pouvait commencer.

Il était prêt.

8h 5, il venait de poser sa montre à gousset sur le bureau et il s’apprêtait à ouvrir le premier dossier de la pile de gauche, quand parfois…des pas résonnaient dans l’escalier avec le petit couinement particulier de la 12ème marche, précédé d’un toc toc énergique, la porte s’ouvrait à toute volée et Alphonse le jeune commis, encore essoufflé de sa cavalcade, lui tendait une enveloppe.

-       Pour vous, Monsieur François.

Puis n’attendant aucune réponse, il s’en retournait aussi rapidement qu’il était arrivé.

            Après chacune de ces incursions, François Bréhin-Delsol restait pensif quelques secondes.

            C’était lui qu’il revoyait.

Il ne portait pas encore cette barbe à la pointe soignée. Il avait longtemps hésité, les rouflaquettes lui donnaient dix ans de plus et les moustaches conquérantes, aux dires de sa femme lui faisaient une tête de fouine, il avait donc opté pour cet attribut viril qui seyait à sa condition. Il ne trônait pas encore derrière ce bureau ; comme Alphonse, il montait des escaliers, il frappait aux portes, il tendait des enveloppes aux contenus mystérieux et importants.

On l’appelait Fanfan.

Depuis qu’il avait gravi les échelons grâce en partie aux pleins et déliés que sa plume habile traçait avec délicatesse et de surcroît sans qu’il fût nécessaire de vérifier l’orthographe de la copie, Monsieur Salvignat ne se sentait plus autorisé à le gratifier d’un « bonjour mon petit Fanfan » et, sans aller jusqu’à lui tendre la main, il soulevait son chapeau et le saluait d’un « bonne journée mon cher collègue ».

Au mot de « collègue », François Bréhin-Delsol mesurait le chemin parcouru.

Le chef et lui étaient presque du même monde.

Il ne faisait aucun doute que sous peu il descendrait d’un étage, il serait sous-chef, il remplacerait le vieux Gustave Germain qui n’allait pas tarder à fêter ses soixante ans et de ce fait devoir prendre sa retraite.

Il était le successeur désigné, c’étaient en tout cas les bruits de couloir qui le laissaient entendre, il faisait mine de ne pas y prêter attention, adoptant en toute circonstance une mine modeste de bon aloi. Il savait que dans la fonction publique, il fallait être patient et savoir rester à sa place, ce qui n’empêchait pas l’exercice de l’autorité pourvu qu’elle fût à bon escient.

Pour la bonne raison qu’il n’affichait aucune opinion, ce qui le mettait ainsi à l’abri des conflits, il se savait apprécié de ses collègues, ils pouvaient compter sur lui, dans une étroite mesure certes, mais de toutes façons il ne serait venu à l’idée d’aucun d’entre eux de lui en demander plus.

Tel le M.Prudhomme de Verlaine, François Bréhin-Delsol avançait benoîtement dans la vie, prenant garde à ce que nulle éclaboussure vînt souiller ses bottes de fin chevreau.

Il rêvait de descendre un étage.

Ambitionner le rez-de-chaussée eût été carrément démesuré.

Quoique …

Il lui arrivait parfois de s’abandonner à cette douce rêverie.

Mes hommages, Monsieur Bréhin-Delsol…

Tout de suite, Monsieur Bréhin-Delsol…

Je vous en prie, Monsieur Bréhin-Delsol…

Mais il se reprenait rapidement et s’adressait in petto une véhémente admonestation. Pour dire vrai c’est la voix de sa femme qu’il entendait quand, lorsqu’il lui arrivait d’exprimer à haute voix ce fol et vain espoir de devenir chef, la sage enfant le rappelait à l’ordre  par un péremptoire :

-       Mon ami, cessez de vous parer des plumes du paon car quand bien même vous en deviendriez un, n’oubliez jamais qu’en faisant la roue, le paon montre son derrière…