Une ravine, un éboulis, des arbres penchés au-dessus du courant, une lumière crue, et juste le bruit du vent et le ruissellement du torrent.

Une silhouette accroupie au bord de l’eau, semble avoir pris la consistance du roc tant elle est immobile.

En fait, il n’en est rien, un hominidé est là, posé, tous sens en alerte.

Il observe devant lui, une branche qui griffe l’eau.

Il se produit un petit chuintement quand elle échappe au courant, qui l’instant d’après la reprend, et qu’alors émerge le bruit d’une percussion quand elle caresse la surface de l’onde.

Une autre extrémité de la branche vient frotter sur la rive, à chaque impulsion, elle imprime une éraflure bien nette dans le sable. Comme cela se concrétisera plus tard, pour le calame du scribe égyptien sur son papyrus, ou du stylet du régisseur d’un domaine d’Ur ou de Nippur sur sa boulette d’argile.

Quand son esprit vagabonde, il observe le reflet du ciel sur la rivière dont les couleurs changent au fil des heures ou des saisons, qu’elles se nuancent du gris au bleu, voire au rouge, les soirs annonçant des lendemains lumineux.

Ce qui le perturbe le plus c’est ce qu’il perçoit en se penchant sur la surface mouvante, ce reflet ondulant qu’il ne sait pas être l’image de son visage.

On peut prédire que c’est ainsi, tout doucement, que s’est ouvert l’esprit humain à : l’écriture, la musique, la photographie ou la peinture et pourquoi pas la poésie. Tous les arts étaient présents dès la nuit des temps.

On peut même croire que cet hominidé a pu un jour découvrir le rire en reproduisant ce mouvement de branche qui l’obsède, en passant le doigt sur le dos d’une de ses congénères qui, se sentant chatouillée a émis un son.

Ce serait un début, mais pas suffisant pour parvenir à l’écriture nous expliquera-t-on, soit, on le concède, mais il faut bien un début à tout.

Ils n’ont pas commencé par l’écriture ou pour le moins n’en avons-nous pas retrouvé trace. Mais nous savons que leur conception de l’art frisait la virtuosité, les peintures rupestres à Lascaux, Chauvet, au Tassili où ailleurs, sont d’une telle beauté qu’elles laissent sans voix.

Notre observateur est revenu souvent sur le bord de ce torrent et il a constaté que rien n’était semblable à chacune de ses visites.

Soit le torrent était en crue, et son bruit l’assourdissait. La branche, dont il imite le mouvement avec son doigt, était submergée, son image ne se reflétait plus dans l’eau boueuse et il avait dû fuir devant les coulées de boue.

Le ciel était indescriptible, déchiré d’éclairs et de rideaux de pluie, tandis qu’un roulement de tonnerre couvrait tous les sons, sans qu’il puisse parvenir à en découvrir la source.

D’autres fois, le ciel était bleu, sans un nuage, si vaste que l’on pouvait s’y perdre. Le lit du torrent était à sec et, l’image qu’il y cherchait était absente, bien qu’il ait remué toutes les pierres qu’il ait pu soulever pour la retrouver.

Millénaire après millénaire les idées se sont affirmées, l’œil est devenu de plus en plus curieux, fin connaisseur, la main a quitté le stylet ou le calame encore qu’elle y revienne sur les écrans tactiles.

Si au début les hominidés ont bien perçu les variations de tons, de couleurs, d’intensité peut-être n’ont-ils pas su tout de suite inventer les subtilités qui permirent un jour d’écrire. Mais je suis certain que très vite, ils ont dû savoir percevoir les variations de leur environnement.

Quand il doit faire face au danger : comme le feu dévorant la steppe, que le bruit devient fureur, il a compris qu’il faut fuir, courir à en mourir pour ne pas être grillé vif.

Quand il pleut, les paysages donnent une image brouillée par les rideaux de pluie, les corps humides ressentent le froid et se compactent dans un abri-sous-roche.

Que la neige, si jolie, si brillante, qui garde la trace des pas, dévore aussi les doigts et les pieds, les recroquevillant sans qu’ils ne puissent plus vous être utiles à rien. Que celui dont les yeux ont commis l’imprudence de regarder fixement le soleil, verra sa vue se brouiller, et que les images disparaitront pour de long jours.

Ils ont dû se demander comment transmettre à leurs congénères ce qu’ils venaient de vivre ou de découvrir. Tant dans leur vie quotidienne, que sur le plan humain, ce qu’ils venaient de ressentir en chassant, péchant, ou devenant prédateur pour dérober des femmes aux tribus voisines pour renouveler le sang du clan.

La vie ne s’est pas simplifiée, elle s’est diversifiée, elle a accéléré. Elle s’est transformée en échange, elle est devenue mélange.

Cependant, s’est-elle fondamentalement modifiée, a-t-elle réellement changé pour nous êtres humains. Nous sommes engagés dans une course un peu folle, dans un déséquilibre fondamental qui est celui du mouvement. Sans déport du poids du corps d’une jambe sur l’autre, il est impossible de marcher.

Pour le moins, c’est l’un des principes qui font que depuis fort longtemps, on fait miroiter aux humains, la nécessité de la croissance, de la marche en avant. Du progrès, avec ses litanies de tout ce qui laisse espérer des lendemains qui chantent.

Il y a plus important pour ne pas s’arrêter, ne pas trop penser, car comme le chantait Brel : « qu’y a-t-il derrière la porte et qui m’attend déjà ? ».

Le néant, la mort, la fin du voyage, cette découverte qui peut et qui a dû exploser tous les schémas connus, posant clairement la question de la limite. Alors, depuis, l’être humain court, court en espérant effacer cette image, on sublime, on invente des mondes parallèles, des vies différentes qui nous permettraient d’oublier.

Nous savons que le temps nous est compté, mais nous vivons comme s’il était une abstraction, pour vivre il faut se décoller de cette pensée, marquer de la distance. Savoir transcender cette idée, en la transformant en un moteur de la vie. Un aiguillon, celui qui nous inciterait à admirer le monde, à aimer ce que nous découvrons, à créer des liens avec ceux qui nous entourent, plus particulièrement avec celui ou celle que nous aimons.

Nous avons tous connu ces périodes de la vie ou dans une relation amoureuse ou dans la relation avec nos enfants nous sommes un peu mièvres, bêtifiant en nous exprimant. L’amour dissout la réalité, nous permet de vivre hors de cette réalité, on ne se voit pas, on ne s’entend pas !

Rester un après-midi d’été, à rêver, un livre à la main, allongé sous un arbre, le vent dans les feuilles, ouvrant des interstices par lesquels les rayons du soleil viendront caresser le visage.

Passage de vie, où l’on est absent du monde, mi-endormi, mi-éveillé, un pied dans les rêves, l’autre dans l’éveil, pendant lesquels sans nous demander notre avis, là-haut dans notre tête se reconstruit le monde.

Ces espaces au réveil, quand la lumière nous cueille encore hébété, et que nous réalisons que nous avons dormi comme un tas de cailloux sans que la moindre pensée ni le moindre souvenir n’émerge.

Nous connaissons tous ces journées où quoique nous entreprenions une ritournelle nous squatte le cerveau, au cours desquelles on aura beau essayer de changer de registre, de la chasser en pensant à autre chose, elle restera là, réminiscence d’un souvenir perdu.

Nous sommes porteurs d’une accumulation d’éléments, d’idées, d’images qui ont construit les humains que nous sommes et peut être que la sauvagerie qui est parfois la nôtre a des racines archaïques nichées bien profondément dans les replis de nos méninges et de notre hippocampe.

Quand la main commence à écrire, elle ne sait pas toujours, ce que sera la ligne suivante. Comme le marin, pour tenir son texte, il faut être solide à la barre et la tenir fermement.

Il est pourtant possible et tentant, de lui laisser des marges de liberté, qui lui permettront de s’évader vers des lieux qui tout à coup se révèlent et dans lesquels elle s’engouffre.

Ces associations d’idées qui nous emmènent dans des confins ou des idées surgissent dont nous n’imaginions même pas qu’elles puissent être.

L’écriture ne peut pas être paisible, enfin, pas tout le temps, il faudrait contrôler trop de paramètres, et nous perdrions tout ou partie de sa richesse.

Nous sommes une mine de données extraordinaires, un big data comme on le suggère aujourd’hui contenant les débris des découvertes et des trouvailles faites par les milliers de générations qui nous ont précédés au cour des millénaires, et dans lesquelles nous n’avons plus qu’à plonger à loisir.

Un grenier fantastique, une caverne d’alibabesque, une ile au trésor, ou que sais-je encore ?

Un lieu mystérieux, plein d’odeurs, de couleurs, d’images, de sensations, de beauté, de joie, de bonheurs, mais aussi de souvenirs épouvantables, d’horreur, de peurs plus ou moins affirmés. De gestes de tendresse, de mots d’amour murmurés à l’oreille, criés dans les rues ou les bois, voire sur une plage dans le grondement de l’océan. De larmes, qui coulent en silence dans le secret du cœur, ou vous arrachent l’âme en sanglots bruyants. De lettre ou petits mots écrits dans le secret de son âme, ou reçu qu’on lit en les dégustant comme des caramels doux sur la langue ou dans le cœur.

Toutes ces sensations ou ces ressentis à regarder le monde, qui emplissent nos yeux d’éblouissantes images, et font remercier d’être présents à cet instant.

La main est là posée sur la page, tenant le stylo, où, le poignet posé au bord du clavier, la feuille est prête, il n’y a plus qu’à écrire.