Le Pont. Tout a commencé quand il a constaté qu’il n’avait plus aucune raison de le traverser.

Il se rappelle.

On est le 20 décembre. La journée de travail est terminée, une journée presque banale, il rentre chez lui. Comme chaque soir ça bouchonne aux portes de la ville, par habitude il fait un crochet par la rue du Temple pour éviter le nœud de l’embouteillage et il arrive en quelques minutes au pied du pont pour constater qu’il est arrêté par ce maudit Stop qui le nargue et il est contraint de regarder les autres automobilistes lui passer tranquillement sous le nez. Il frappe alors le volant du plat de ses deux mains et se promet : demain, ras le bol ! Plus de détour.

Sauf qu’il n’y aura pas de demain.

Aujourd’hui, quasiment un an plus tard, il est là, assis sur un banc, sa sacoche d’ordinateur posée près de lui, son bonnet enfoncé jusqu’aux yeux qui l’oblige à lever légèrement la tête pour apercevoir au loin, de l’autre côté du pont, la grande tour de verre qui abrite les bureaux de la World Export Company.

Il rembobine le film de sa vie. Il y a vingt-cinq ans, il allait à son premier entretien d’embauche, c’était un 5 juillet, il s’en souvient parfaitement car à une semaine près ce rendez-vous fichait en l’air son projet de voyage en Grèce avec son pote Guillaume.

Il était confiant et dans le bus de la ligne 23 qui le menait à la prestigieuse tour il se laissait aller à une douce somnolence notant toutefois en passant au-dessus du fleuve que le niveau de l’eau était bien bas. La faute au barrage.

Peu avant la construction de l’édifice, sa sœur et ses copains avaient tenté de l’entrainer dans une manifestation contre ce projet jugé néfaste pour l’environnement. Il avait décliné, il s’en foutait du barrage, sa ligne d’horizon à lui c’était son diplôme, il le lui fallait à tout prix.

Un bon diplôme, mon fils c’est l’avenir assuré.

Cette défection lui avait valu une brouille avec sa sœur, elle n’avait pas duré bien longtemps, à peine un mois. À la maison on avait évité le sujet qui fâche, il avait brillamment réussi ses examens, la loi du marché l’avait emporté sur la loi du bon sens, les premiers camions ne tarderaient pas à arriver sur le site du chantier, bref, tout rentrait dans l’ordre.

Pourtant, quand il avait vu le petit village de son enfance disparaitre sous les déferlantes meurtrières, il avait ressenti un léger pincement au milieu de la poitrine.

Bien plus tard, l’émotion depuis longtemps dépassée, ayant appris qu’il avait franchi son petit barrage à lui, celui de l’entretien, il avait un matin enfourché son scooter, traversé le pont et passé les portes de la WEC.

L’hôtesse d’accueil avait distraitement levé les yeux sur lui, il n’avait pas encore droit au : Salut Matt en forme ?, il n’était que novice. Il lui faudrait attendre le CDI, ce Sésame  qui lui permettrait de faire partie de la famille.

Perdu dans ses souvenirs, Matthieu contemple fixement les berges du fleuve ; de part et d’autre du pont une promenade a été aménagée par le nouveau maire. Une belle promenade qui lui fait presque regretter de ne pas avoir voté pour lui.

De toutes façons, il n’a pas voté, il ne vote plus… Plus depuis ce 20 décembre de l’an passé. Son intérêt pour la chose publique s’est dilué dans le marasme de sa vie quotidienne.

Ce manque de civisme lui vaut des admonestations de sa fille de 20 ans, comme lors de  la dernière élection.

Il se souvient.

Il l’écoute avec une pointe d’admiration dire sa révolte contre le système.

- Regarde-toi, tu es un nanti, avec ton ptit ordi et ton ptit smartphone, sur ta ptite chaise, dans ton ptit bureau, même plus besoin de te déplacer, fini les embouteillages, un taf à domicile. Toc toc, room emploi service.

Elle rigole  puis cesse de parler, elle attend sa réaction et il ignore si elle lit dans son regard l’infinie lassitude qui le plombe chaque jour une peu plus.

Il ne le saura pas, elle tourne les talons et elle s’envole.

Il n’a jamais vraiment parlé de cette journée du 20 décembre, ni de celles qui ont précédé, les prémices de sa situation actuelle étaient perceptibles mais il refusait de les voir. Les copains qui sortaient du bureau du DRH, le visage fermé, ceux qui fêtaient avec une joie factice un départ à la retraite anticipé, ceux qui étaient poussés dehors sous des prétextes divers. Lui, faisait le gros dos, il détournait pudiquement la tête pour ne pas croiser les regards, ce n’était pas lui qu’on venait chercher.

Mais, ce vendredi soir, c’est lui que le DRH a convoqué dans son bureau, il fallait qu’il comprenne, la WEC était une grande famille, elle avait de nombreux enfants, elle devait les nourrir, bref il n’était pas licencié mais son poste était réaménagé.

Il faut voir le bon côté des choses, M. Garcia, vous n’aurez plus à vous déplacer quotidiennement, votre computer… (à cet instant Matthieu réalisa combien il exécrait cet homme avec ses américanismes à la noix) deviendra votre compagnon (oui…c’est ça… mon compagnon et celui-là, pas besoin de le sortir pour le faire pisser…), vous travaillerez chez vous, plus près de votre petite famille…

Matthieu n’écoute plus, par la baie vitrée en contrebas des quinze étages, il regarde les voitures se mouvoir en un long ruban lumineux qui rappelle les guirlandes de noël dont la ville s’est parée.

            Il se sent confusément piégé mais il n’est pas en état de réfléchir aux moyens de s’en sortir.

-       Matthieu…Matthieu… ?

            La voix du DRH vient de lui faire remonter quatre à quatre les quinze étages.

-       Bien sûr, vous serez des nôtres pour Noël n’est-ce pas ? Nos amis américains seront là, je compte sur vous.

            Une virile poignée de mains s’en était suivie, il n’avait pu la refuser et il s’était retrouvé dans l’ascenseur entouré des jeunes stagiaires au look débraillé du vendredi, c’est à dire sans cravate.

            Quand il avait annoncé à sa femme et sa fille le réaménagement de son poste, elles avaient fait semblant de croire à une bonne nouvelle.  Cependant, tous les trois savaient qu’il s’agissait d’un licenciement soft comme aurait dit l’autre abruti de DRH.

            Dans un premier temps il s’était efforcé de faire illusion, par souci de loyauté envers son employeur et par amour propre, il se devait de justifier son salaire de fin de mois.

Aussi, avait-il  aménagé un bureau dans le sous-sol de sa maison. S’il ne traversait plus le pont, au moins pouvait-il descendre l’escalier. Changer d’espace. Juste un peu. Pour faire comme si.

            Chaque matin, à l’unisson de sa femme et de sa fille, il se préparait, costume, cravate, chaussures biens cirées. Il éteignait la radio et il dévalait les quelques marches qui le menaient à son bureau et là, une fois la porte refermée, il accomplissait des gestes ritualisés, comme un sportif qui s’échauffe. Allumer l’ordinateur, vérifier que l’imprimante ne manquait pas de feuilles, sortir un paquet de sous chemises de couleur pour les derniers rapports et enfin s’asseoir devant l’écran.

            Pendant les premières semaines, il avait réussi à se plier à cette discipline, puis un :  « pas de cravate aujourd’hui ? » lancé par sa femme un matin lui avait fait comprendre qu’il était en train de tutoyer discrètement la ligne jaune du laisser aller. Mais il n’en avait cure,  les beaux jours arrivaient, il pouvait délaisser la cravate, les chemisettes légères le toléraient et peu à peu comme il étouffait dans son sous-sol, il s’était dit qu’il pouvait tout aussi bien travailler dehors, d’abord dans son jardin, puis dans le parc, et finalement ses pas l’avaient amené sur ce banc de la promenade, face au pont, face à la tour de verre.

-       Goliath ! Ici ! Aux pieds !

Une masse grise vient de traverser le champ de vision de Matthieu et s’échouer contre sa jambe, Matthieu lève les yeux, un grand gars s’est arrêté devant lui, il ressemble un peu à son chien, même tête hirsute, mais avec plus de tatouages.

-       Goliath, laisse le monsieur tranquille.

Le chien semble obéir, rien de comestible par là, il s’éloigne la truffe au ras du sol en quête de restes de sandwich ou autre hamburger.

-       Ah ce clebs, pas obéissant et toujours à emmerder le monde.

L’homme s’assoit pesamment à côté de Matthieu qui instinctivement saisit sa sacoche et la serre contre lui.

-       T’as pas une clope, mec ?

Une seconde d’hésitation, et Matthieu plonge la main dans la poche de sa parka, il tend un paquet à moitié entamé et complètement froissé.

-       Tenez, vous pouvez le garder. Quand j’était plus jeune, je fumais. J’ai arrêté  quand j’ai commencé à bosser, dans ma boîte, c’était mal vu de fumer. Puis j’ai repris.

Il se demande pourquoi il se sent obligé de raconter sa vie à cet inconnu et il s’en veut.

Un silence s’installe, l’homme a récupéré au fond de sa poche un vieux zippo et après quelques tentatives, il allume sa cigarette et les yeux mi clos, il aspire une longue bouffée qui lui déclenche immédiatement une quinte de toux.

-       Putain, moi aussi j’devrais arrêter. Goliath… Où qu’il est ce con de chien ?

L’homme se lève, soudainement inquiet, puis un sourire édenté creuse de mille rides son visage, il aperçoit son chien au loin qui vient de satisfaire un besoin naturel et gratte énergiquement le sol.

Matthieu a un petit sourire rentré en pensant que le Goliath, il est en train de bien lui saloper sa pelouse, à Monsieur le Maire…

Signe que la nuit d’hiver est bientôt là, les guirlandes lumineuses viennent de s’allumer. La rivière se met à clignoter au rythme des ampoules suspendues près de l’eau. Les silhouettes des deux hommes se détachent sur un rideau de brume. Une image paisible qui sied à cette période de pré-nativité.

- Tu peux pas savoir, mec, comme Noël me fait chier. Impossible de  te promener la nuit avec leur Samu social qui maraude dans toutes les rues, quand c’est pas les keufs qui t’embarquent de force de peur que tu calanches de froid. Moi j’ai pas envie d’y aller dans leur refuge de merde.

-       Vous y seriez au chaud, non ? Et puis vous auriez un bon repas.

L’homme hausse les épaules et soudain véhément.

-       Rien à foutre de leur repas. Tu parles d’un repas…avec du jus de raisin ! Ouais mon gars, du jus de raisin, je te dis, et pas fermenté celui-là. Tu y crois toi ? Un repas de Noël avec du jus de raisin !…

L’homme s’est levé et agite au-dessus de sa tête la deuxième cigarette qu’il vient de s’allumer.

-       Moi, j’y foutrai plus les pieds à leur relais de merde, le Relais de l’espoir, qu’ils l’ont appelé, on voit bien que ceux qui l’ont baptisé comme ça y z’y ont jamais été. Et en plus, tu sais quoi ? les chiens sont interdits là-bas. L’an dernier j’me suis fait couillonner. Résultat, mon Goliath au refuge des bêtes et moi à çui des hommes ! Ter-mi-né !…

L’homme se rassoit sur le banc, tout près de Matthieu, il  pose ses avant bras sur les genoux et murmure.

-       Sont trop cons,  veulent pas qu’on reste seul et ils nous confixent ce qu’on aime le plus.

Est-ce le mot déformé ? Ou la détresse perceptible ? Matthieu ne saurait dire  pourquoi tout à coup sa main se tend et tapote maladroitement le dos de l’homme. Ce dernier se tourne légèrement vers lui.

-       T’inquiète pas mon pote, cette année y m’auront pas. J’ai un plan.

-       Ah bon ?

-       Ouais, un copain à moi est dans un squatt et il m’a dit qui y’avait de la place. Tu vois la tour la-bas, de l’autre côté du pont, la grande tout en verre. Tu vois ?

-       Oui, je vois.

L’homme se met à rire.

-       C’est pas là mon squatt. Dommage… Non, là  j’crois qu’c’est des bureaux.

Derrière,  y a un immeuble un peu cradingue. Y parait que les bureaux y z’étaient là avant la tour en verre. Maintenant y’a plus personne… Enfin… Si… y’a nous.. les punks à chiens. C’est comme ça qu’ils nous appellent dans le quartier.

L’homme se met à rire doucement, il se lève et déclare en faisant un léger signe de tête en direction du pont..

-       C’est pas que j’m’ennuie, mais faut qu’ j’y aille ou y’aura plus de place. Salut, mec, merci pour les clopes  et…bon Noël …

Un sifflement aigu plus tard, Matthieu voit les silhouettes de l’homme et du chien  suivre la berge et s’engager sur le pont.

C’est la sensation de froide humidité qui le fait réagir, il ne sait pas combien de temps il  est resté immobile sur ce banc. Son compagnon d’un instant a disparu avec son animal et le pont n’est plus qu’une masse  aux pilastres sombres vaguement hostiles.

Il se lève, il traverse la promenade et insensiblement, sans s’en rendre compte, il hâte le pas, sa sacoche contenant son ordinateur bat contre sa hanche. Quand il atteint le pont, il se dit que c’est la première fois qu’il le franchit à pied. Il est déjà essoufflé, alors qu’il n’est même pas arrivé au milieu.

 Pourtant, il s’arrête, il tourne la tête. De l’autre côté du pont la tour en verre  se dresse tel un sapin de noël scintillant de lumière, il se penche par dessus le garde fou, sous le pont, l’eau coule noire. Il engage  son corps plus avant sur le parapet, ses pieds ne touchent plus le sol que de l’extrémité de ses chaussures. La surface de l’eau brille  au rythme régulier des mouvements du fleuve, un vaste miroir qui ne lui renvoie aucune image.

Il reste un instant immobile à contempler le vide puis lentement, il reprend contact avec le sol, il enlève son bonnet et l’enfonce dans sa poche, il a l’impression que l’air vif ne fait pas que soulever ses cheveux mais qu’il entre dans son crâne, comme s’il y avait dans cette tête des choses à balayer.

Il respire fort un air où se mêlent l’odeur vaguement végétale du fleuve et les miasmes urbains.

Puis il s’ébroue comme un chien, d’un mouvement d’épaule il libère sa sacoche, il la sent peser au bout de son bras et dans un geste de lanceur de marteau, il la fait tournoyer au-dessus de sa tête et la balance rageusement dans l’eau.

Il se penche alors et crie d’une voix amplifiée par l’écho : Bye, bye computer !