« Il y a cette image entre nous ! Maintenant, je sais, c’est mieux ainsi… »
Mais quelle douleur ! À l’endroit même de la vieille blessure ! Elsa soupire, un sanglot prêt à monter du fond de sa gorge, par un chemin bien connu. Elle referme son ordinateur avec précaution, le débranche comme si c’était lui le grand blessé.
Elle s’est installée devant son compte Facebook. Cela fait une année qu’elle s’interdit de le faire, compliquant sa vie amicale. Mais, depuis une semaine, la tentation s’est frayé un chemin dans son cœur endolori. Depuis que Charles l’a quittée ou, pour être plus juste, depuis qu’il s’est évanoui dans la nature un beau matin, sans un mot sans un signe, après une belle nuit, suite à beaucoup d’autres ! Il lui avait seulement paru triste et silencieux. À ses questions, il avait répondu d’un ton léger « ça va passer ».
En fait, ils se voyaient assez peu, les weekends seulement ; Charles était étudiant dans une autre ville. Il avait aussi d’autres amis communs avec Elsa et ils passaient plus de temps qu’elle n’aurait voulu « en bande », dans les cafés au cinéma ; une relation légère. Charles disait : « Comme ça vient». Elle se demandait ce qu’il voulait dire. Secret et d’humeur égale, il traversait la vie d’Elsa et son lit d’étudiante tranquille. Elle l’avait toujours pressenti qu’il y avait du malentendu dans cette histoire, et elle savait sans se l’avouer qu’elle allait souffrir. Mais sa passion pour Charles lui fermait les yeux et elle se laissait bercer, toute à l’instant présent. Sa semaine s’organisait en fonction du weekend ; parenthèse enchantée, premières découvertes.
Charles disparu, elle se réveilla dans un désordre d’appels sans réponse de répondeurs absents ; leurs amis communs restaient évasifs ou indifférents ; elle se sentait très seule avec sa peine. Au début de ce désert nouveau, Charles était encore si proche, en elle, qu’elle ne pouvait l’évoquer vraiment. Parfois c’était une voix, une intonation, le bruit particulier de son pas qu’une légère boiterie rendait un peu traînant. Peu à peu, les jours passant, une image surgit des ténèbres de son cœur ; une silhouette à contrejour qui longe le couloir de la résidence et sort dans le petit matin ; elle s’était dit : pourvu qu’il ne rate pas son train. Il ne s’était pas retourné pour lui dire adieu, elle l’avait remarqué sans s’y attacher.
Puis une phase active était venue ; elle avait porté au Secours Populaire ce qu’il avait laissé dans l’appartement. Quelle douleur ! Le chasser alors qu’il était disparu ! Effacer ses traces, elle avait gardé un pull qu’il avait oublié et conservait sur son téléphone quelques photos de groupe. Elle les évitait soigneusement ; elle ne voulait pas se cogner à sa douleur, mais elle ne pouvait se résoudre à les effacer. En fait, elle avait des moments de répit, elle pouvait vivre « à la surface des choses » et même participer ; elle se jeta dans ses études, elle apprit, elle approfondit, elle emmagasina, elle rit, elle dansa, elle but un peu…
Dans l’appartement désert jusqu’à la rentrée, surgit la tentation de Facebook insidieuse puis impérieuse, comme souvent les impulsions inattendues. La voilà devant son ordinateur qu’elle rebranche « pour vérifier l’horaire du train » se dit-elle. Alibi !...elle se retrouve à surfer sur Facebook. Comment s’appelle le frère de ma copine chez qui je vais avant de rentrer chez les parents ? Les images s’enchainent. Ca défile ! Des scènes d’anniversaire, de gigantesques gâteaux étincelants de bougies, des photos dites paradisiaques de voyages lointains, traits d’humour laborieux de compères oubliés. De temps en temps, un poème, une pétition contre la faim en Afrique, une autre pour la survie des antilopes. D’affreux selfies, têtes hilares rapprochées ! Un vrai carrousel.
Un peu saoule de tant d’excitation, elle se retrouve sur le compte de Charles. Les amis d’amis ça s’enchaine, ça clignote dans sa tête ; danger ! Elle sent monter la Douleur et son cortège obscur ! Elle hésite, elle éteint, elle rallume !
L’image de Charles l’attend, avec une légende assassine : séjour aux Maldives ; leur rêve commun du temps de leur histoire.
Il est là, bronzé, souriant dans le soleil. Tout près de lui, l’ombre svelte d’une jeune fille. Elle tient Charles par le cou et lui tend sa bouche. Elsa voit surtout la main qui enserre le cou de Charles, un geste de propriétaire. Sous la photo le commentaire « sea sex and sun ! ». Des cocotiers en arrière-plan sur une plage de rêve ! L’œil d’Elsa photographie la scène à toute allure ! « Ridicule le commentaire ! La main sur le cou de Charles, le geste de propriétaire ! Tout ça pour ça ! Un beau gâchis ».
Tout ce qu’elle avait imaginé de leur histoire…le raz de marée de la désillusion… Sa naïveté. Elle se met à détester furieusement Charles. Une férocité nouvelle s’installe. Elle va pouvoir enfin le quitter. Doucement, avec lenteur, elle referme l’ordinateur et le place dans son sac de voyage. Elle tire la porte derrière elle, la ferme à clé et s’en va dans l’ombre du petit matin.