Ils entrent brutalement par deux portes différentes, ils se regardent surpris et ensemble s’exclament :

-       Qu’est que tu as fait ?

Et ensemble 

-       Mais ce n’est pas moi.

Ils sont là face à face, dans la grande pièce, qui inspire austérité, rigueur. Au fond, la cheminée monumentale insuffle un air froid, des fauteuils, au dossier droit sont répartis le long du mur. Mais, au milieu une longue table au lourd plateau de bois occupe l’espace. À droite de la cheminée, une commode Louis XV en bois de rose aux formes arrondies et poignées dorées sur laquelle sont disposés  une paire de vases anciens en porcelaine de Chine aux décors délicats. Le long du mur, à gauche de la cheminée sur une desserte en bois des bouteilles de whisky aux formes variées, toutes de qualités supérieures sont alignées.

Tout est en ordre, et pourtant l’un et l’autre ont entendu, ont été réveillés brutalement par un bruit inquiétant de casse.

-       J’ai cru que mes vases étaient projetés par terre

-       J’ai entendu quelqu’un qui lançait mes bouteilles de whisky contre le mur.

Ensemble ils se disent : je n’ai pourtant pas rêvé.

Ils se regardent. Ils sont nus pieds, elle avec une petite chemise de nuit, lui en pyjama, la veste à moitié déboutonnée, ils sont chacun d’un côté de la table. Elle sait qu’il n’aime pas ces vases, il les trouve incongrus, inutiles. Il sait qu’elle ne connaît rien au whisky, elle n’aime et ne fait pas de différence entre un Bowmore 21 years achetée dans une vente privée réservée aux grands amateurs et un Johnny Walker acheté dans un supermarché. 

Il y a combien d’années qu’ils ne se sont pas vus ainsi. Depuis longtemps, ils cohabitent et se retrouvent pour des occasions bien spécifiques. Entre eux point de haine, mais une incompréhension, ils ont du plaisir d’être en représentation, de recevoir, mais ils n’ont rien à se dire.

Elle ironise :

-       Tu t’inquiètes pour ton whisky !

Il la regarde, sans mot, longuement. Elle ne l’avait jamais vu comme cela, la bouche légèrement entrouverte, elle voit son menton trembler, les épaules affaissées. D’une voix éteinte elle l’entend dire :

-       Tu aimes les belles choses, moi je recherche des saveurs, c’est toujours une histoire de bon goût, non ? 

Elle le regarde, elle le voit ému, cette passion pour le whisky lui paraissait dérisoire, elle ne comprenait pas l’énergie qu’il mettait à dénicher une bouteille hors de prix. Elle a toujours pensé que pour lui c’était une manière de se vanter auprès de ses amis. Hautain, toujours sûr de lui, elle l’imaginait insensible, sans réel goût culturel, trop rationnel. Là, sans pouvoir se l’expliquer elle éprouve subitement un élan et aimerait le prendre dans ses bras et qu’il la serre contre lui. Entre eux, la table est là, elle sait que le temps de la contourner l’élan sera éteint :

-       Bon et bien allons nous recoucher.