Trois lueurs dans la pénombre du bout du couloir, annoncent les couscoussiers de Mo qui attendent paisiblement l’heure du réveil.

Ils trônent, tels les Moaïs de l’ile de Pâques sur leur Ahu faisant face à la porte, montrant par ce signe qu’ils sont ici chez eux. Ce sont de belles marmites rondes et luisantes, aux hanches épanouies telle des hanas Algériennes, qui brillent dans la pénombre reflétant la lumière chiche d’un néon vacillant. Elles se tiennent droites et dignes, les anses sur leurs flancs comme des mains posées, semblant dire : « alors on le commence ce travail ? ».

Chacune porte sur son couvercle une étamine donnant l’illusion d’un voile, qui, le moment venu, servira à retenir la semoule, l’empêchant de glisser dans la partie basse où tout à l’heure la viande et les légumes blobloteront dans le bouillon.

Les écouter a tout d’une aventure, on croit surprendre les clapotis de la Méditerranée caressant le sable, ou s’imaginer marchant dans une oasis quand le vent de l’Atlas bruisse les palmes.

Odeurs et parfums sont bien là, en plissant les narines, on perçoit, réalité ou imaginaire que l’air en est imprégné.

Il faut avoir regardé Mo jongler avec ses épices à la recherche de l’équilibre parfait de son Ras el hanout, pour comprendre que l’on pourrait être sur les souks de Sétif ou d’Alger.

Ce ne sera que plus tard, quand après avoir rempli le ventre rebondi de sa cohorte de légumes et de pièces de mouton que la mélodie odorante commencera. L’eau portée à ébullition chantera sa mélodie et le couvercle dansera.

Après avoir embaumé la semoule, la vapeur profitera des ouvertures pour s’échapper en fines volutes. Elle emportera vers nos sens ébahis, tantôt larmes de cannelle ou de boutons de rose, tantôt fragrance de lavande ou de clous de girofle, quand ce ne sont pas des caresses de muscade au milieu desquelles se glisse une pointe de gingembre ou de paprika…

C’est l’instant béni où l’eau vient à la bouche !

 

 

Emprunter le couloir pour remplacer Mo me pose problème, j’ai l’impression d’être là en usurpateur, alors que ma place est à la plonge. En raison de la situation créée par son absence, il n’y a rien à faire, nous sommes sans nouvelles de lui et le restaurant ne peut fermer.

J’ai bien tenté de lui téléphoner, sans résultat, on entend la sonnerie tinter dans une pièce vide. Quand je veux aborder cette question avec An, elle me rabroue vivement, j’ai le sentiment que je l’agace, ou bien qu’elle en sait plus qu’elle ne veut bien m’en informer.

La soirée fut compliquée, j’ai bien senti qu’en réalité elle ne devait pas y connaitre grand-chose en matière de couscous. Aussi dès qu’elle eut quitté la pièce je m’enquis de savoir si Mo ne gardait pas dans ses affaires un livre de cuisine qui soit susceptible de me donner les bases « couscoussières minimales ».

Sur une étagère j’ai trouvé tout ce qui me fallait, cependant la moitié des documents sont écrits en arabe, héritage de sa mère, qu’elle avait tenue à lui léguer, ce sont ses savoir-faire de là-bas. Il m’a raconté qu’elle ne parlait qu’arabe et encore était-ce un dialecte du bled, aussi avait-elle demandé à une amie de retranscrire tout ce qu’elle avait pu lui raconter. De ce côté-là rien à espérer ni pour moi ni pour An, nos capacités lexicales en arabe étant trop restreintes.

Mais s’y trouvait aussi un classeur dans lequel il collectionnait toutes les recettes qu’il pouvait trouver à droite et à gauche dans les journaux et là j’ai trouvé mon bonheur.

D’un seul coup, je me suis retrouvé enfant à la maison, quand mon père préparait un pot-au-feu, et qu’une douce odeur envahissait l’appartement, mais lui ne cuisinait que du bœuf, pour rien au monde il n’aurait mangé du mouton.

Heureusement que j’ai eu cette intuition sinon, mon bouillon n’aurait eu qu’un gout de flotte. Il me faudra apprendre à doser les épices et à inventer le mélange qui sera ma marque de fabrique. En attendant je me sers de la réserve de Mo, on ne peut pas tout inventer en un soir. Je prélève une pincée d’épices dans sa boite, je m’en frotte les doigts, et j’enferme mon visage dans mes mains, ça peut vous paraitre bête, mais à cet instant j’en pleure.

Nous avons quand même ajouté les boulettes, les clients ont été contents de cette petite faveur, elle compensait la semoule grumeleuse, je ne savais pas qu’il fallait l’égrener avec les doigts en y incorporant du beurre.

An Binh qui est une femme peu démonstrative m’a m’embrassé au moment où nous quittions les lieux après avoir remis le restaurant en état, et dressé les tables pour le lendemain. Je l’ai entourée de mes bras, elle s’est appuyée un instant contre mon épaule et là, elle a pleuré. Si la situation continue sur cette basse me suis-je dit : « Nous allons bientôt battre le record des crues de la Seine » !!!

Pas question d’aller se coucher, alors que j’en ressens bien le besoin, mais j’ai encore un peu de travail à accomplir avec mes copains.

Nous allons aller donner une leçon au malotru qui bien qu’il soit le géniteur de Clotilde, s’entête à frapper sa mère. Nous sommes bien décidés à lui faire passer définitivement le gout de frapper sa compagne ou à toute autre femme.

Nous nous sommes bien accordés avant le départ, pas de violence inutile, une correction, une simple correction. Mon expérience passée m’a rendu prudent.

Le fait que je travaille au restaurant nous a amenés à reporter l’opération plus tard dans la nuit, mais une surveillance rapprochée a été établie près de la boite où il prétend travailler comme musico.

Ce sinistre individu raconte à tout le monde qu’il est musicien dans un groupe et que c’est pourquoi il travaille de nuit. Quand j’arrive sur place, mes camarades me font signe qu’il est bien là. A mon grand étonnement il ne fait pas partie du groupe qui se trémousse en scène, il déambule dans la salle la guitare dans le dos.

Nous sortons dans l’impasse, car il n’est pas possible de s’entendre à l’intérieur. Il n’est pas plus musicien que toi ou moi me racontent-ils, il se contente de dealer de la coke aux jeunes qui viennent ici trainer leurs baskets. Il semble qu’en fait il travaille ici d’un commun accord avec le patron, ce dernier vient de temps en temps le rejoindre dans la ruelle pour se blanchir les narines.

J’ai déniché un banc où je me cale tant bien que mal pour attendre que la boite ferme ses portes, il fait froid et je ne suis pas équipé, mais je m’endors quand même.

Une main me secoue sans trop de tendresse mettant fin à un rêve dont je ne connaitrai jamais le dénouement. Ils sont là tous les quatre fiers comme Artaban. Il est dans le coffre, on l’a juste dérouillé pour qu’il soit plus compréhensif, et on l’a informé que c’était en raison de son trafic que nous intervenions, s’il parle à la police ça brouillera les pistes.

Je suis inquiet de découvrir l’état du quidam, une séquence de cinq années en centrale m’a suffi, je n’ai aucune envie de replonger.

Sentant que je me pose des questions ils cherchent à me rassurer.

-       T’inquiète, il est vivant si c’est ça qui te pose problème.

Ils sont pleins de bonne volonté et ils rient beaucoup, il faut qu’on décampe d’urgence avant qu’une voiture de patrouille ne vienne faire sa ronde, elle ne va pas tarder, ils contrôlent toutes les sorties de boites.

L’un des compères est porteur d’une batte, j’imagine déjà le pire, comme un quidam en fauteuil roulant. C’est leur conception d’une simple correction, ce type n’a que peu de chance de remarcher un jour sans canne si mes présomptions s’avèrent justes.

L’autre le patron, on lui a aussi pété les deux rotules, toi qui débutes dans la gérance d’établissements en difficulté, tu vas pouvoir postuler à la direction ! Leur dernière remarque les écroule carrément de rire.

Ils ne se sont pas contentés de lui casser les rotules au géniteur, ils lui ont en prime transformé le visage en steak haché, et il a les yeux gros comme des boules de loto. On l’abandonne dans une vespasienne connue comme lieu de rendez-vous de messieurs en quête d’aventures.

Il me reste juste le temps d’aller dormir pour récupérer un peu !

Je suis revenu à temps pour aider An Binh à préparer le repas de midi, c’est la règle, celui qui n’est pas de service de cuisine apporte ses bras pour la salle et le service. J’ai bien senti qu’elle a cru que j’avais déserté. Sara est à la plonge les yeux gros comme des œufs de pigeons, son homme ne l’a pas frappé, mais il n’est pas rentré à l’aube, ce qui était son habitude. Je me garde bien de lui répondre, me contentant d’un « pas de souci ça va aller ! »

Selon sa pratique habituelle la juge m’a laissé poireauter un quart d’heure devant sa porte. Elle ne me regarde pas de haut cette fois, il est vrai que le fait d’avoir à me signifier qu’aucune charge n’est retenue contre moi, après le réveil tonitruant à six heures du matin et le passage de menottes, ne passe visiblement pas. En d’autres temps je n’aurais pas pu m’empêcher de lui lancer une vanne saignante quitte à me retrouver quelques jours de plus au trou, mais aujourd’hui on a besoin de moi et il n’est pas question de faire le mariole.

Il ne reste plus qu’à attendre la proposition de rendez-vous avec l’avocat de mon américaine pour clore l’affaire du tableau, ma tante va me manquer, elle remplissait l’espace de sa jeunesse.

Ces derniers temps j’ai un agenda de ministre, ce qui n’est pas fait pour me plaire, je n’ai même plus le temps de regarder le ciel.

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